Pour envisager le parfum comme pratique artistique,
inutile de réaliser des pirouettes théoriques. Un simple déplacement suffit :
on le retire de son contexte commercial, c’est-à-dire d’une situation où le
consommateur cherche un parfum à porter, pour le présenter dans un musée ou une
galerie. Le parfum y devient une œuvre de
facto, suite à une double métamorphose : celle du consommateur en « regardeur »,
et celle du parfum en forme esthétique à contempler.
C’est là précisément le déplacement réalisé lors
de l’exposition « Nirvana, les étranges formes du plaisir » du MUDAC de Lausanne, dont le thème est l’influence de l’érotisme sur le design, l’art
et la mode. Sur une initiative de Danaé Panchaud, amoureuse du parfum et membre
de l’équipe du MUDAC, le commissaire d’exposition Marco Costantini a mis en
place un cabinet de curiosités parfumées au sein de Nirvana. Les compositions sont
présentées sur des mousselines noires calées dans des cloches de verre en forme
de sein stylisé. Les flacons de ces parfums de niche occupent l’étagère du
dessus, fermée. On ne peut pas les tester sur peau comme au magasin, ce qui contraint
à ne pas les envisager sous l’angle « c’est pour moi ou pas ? »,
mais à les considérer sur le même pied que les autres œuvres exposées.
F*ck the Perfume, Walter von Beirendonck |
Ce dispositif n’est pas forcément idéal :
lorsqu’ils ont été conçus pour être portés, les parfums se déroulent dans le
temps et occupent l’espace (sillage, volume). À ma connaissance, aucun curateur
n’a encore trouvé le moyen de montrer les parfums « de peau » sous
leur forme réelle (le problème majeur étant celui de la cacophonie olfactive).
Certains parfums conservaient leur forme (Dans
tes bras, Musc Tonkin), tandis que d’autres, par exemple Onda que Vero Kern elle-même n’a pas
reconnu, passaient moins bien l’épreuve.
Néanmoins, le simple fait de recontextualiser le
parfum au sein d’une exposition de design engage les visiteurs à le percevoir
dans sa démarche artistique, en tant qu’objet n’ayant d’autre fonction que sa
beauté – ou la façon dont, précisément, il remet en cause les notions acceptées
de fonction et de beauté, à l’instar des fétiches enjoués de l’installation de
Marks Woods.
Mark Woods, War Heart Fetish (Hung out to Dry), 2014 © Paul Tucker |
Objets pouvant également susciter un plaisir
sensuel en mobilisant un autre sens que la vue – comme les somptueux bijoux
érotiques créés ou la vertigineuse « Origin Chair » créés par Betony
Vernon – l’artiste encourageant activement les visiteurs à caresser cette
sculpture en marbre de Carrare velouté comme une peau d’ange…
Betony Vernon, Origin Chair, ©Kristopher Arden-Houser pour Purple.fr |
Le soir du vernissage, j’ai évidemment beaucoup
traîné du côté du cabinet à parfums ; de même, Danaé Panchaud a épié les
visiteurs après l’ouverture de l’exposition au grand public. Nos observations
coïncident : ceux-ci demeurent assez longtemps dans le cabinet, heureux d’exercer
leur odorat plutôt que leur regard. Ce dispositif permettant d’ailleurs de
faire pivoter la façon dont les parfums nous
regardent : non plus comme des logos olfactifs à afficher au
quotidien, mais comme des créations. À l’instar de mes étudiants de marketing
lorsque je leur présente un parfum historique qui contredit leur idée de ce que
doit être un parfum (disons, Jicky ou
le Cuir de Russie de Chanel), les
premières réactions peuvent être « miam », « beurkh » ou « c’est
un parfum, ça, madame ? ». Mais
dans un second temps, parce que les
jus sont présentés dans une exposition de design, les visiteurs sont amenés à
les considérer comme des formes esthétiques plutôt que des marchandises.
L’exposition de parfums dans un contexte muséal
soulève plusieurs problèmes, non seulement techniques (comment les montrer ?) mais
pédagogiques. L’immense majorité du public en est au B-A-BA : il faut
trouver le moyen d’expliquer la construction d’un parfum, son originalité, son
langage spécifique (sans, par exemple, l’insérer de force dans un mouvement
artistique historique), sans surcharger l’exposition de supports pédagogiques.
L’initiative simple et low-tech de Marco Costantini et Danaé Panchaud démontre
néanmoins que ces problèmes peuvent être partiellement contournés. C’est un
premier pas.
Vous pouvez commander le catalogue de Nirvana, les étranges formes du plaisir,
où figure mon essai sur le parfum du cuir, en cliquant ici ou ici.
Je vois quelques parfums préférés - Cuir Ottoman, Dans Tes Bras, Cardinal, Onda. Moi aussi j'aurais bien aimé épier les réactions du public. Mais cette chaise en marbre, quelle merveille! Ça donne envie de s'asseoir dessus et la caresser.
RépondreSupprimerEt en effet, cette sculpture était d'une douceur hallucinante...
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