Il y avait
dans ses oeuvres désespérées et érudites un enchantement singulier, une
incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles, comme celle de certains
poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art
qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l'art d'écrire ses
plus subtiles évocations, à l'art du Limosin ses plus merveilleux éclats, à
l'art du lapidaire et du graveur ses finesses les plus exquises.
J.K. Huysmans, ÀRebours
Quelle idée m’a prise de m’asperger de La Vierge de Fer l’été dernier pour
visiter le Musée Gustave Moreau avec C.H. ? J’ai voulu l’emmener dans un
lieu un peu insolite, ignoré des grands circuits touristiques. Je me suis dit
que dans la foulée, je pourrais lui faire humer un bouffée du dernier Lutens. Idée
curieusement inspirée, en fin de compte.
Le peintre symboliste, encensé par des esthètes fin
de siècle comme le Des Esseintes de Huysmans et son modèle Robert de
Montesquiou, a réaménagé sa maison en 1895 pour la transformer en musée dont il a fait don à l'État. Pour
accéder aux deux étages de l’atelier où sont accrochées ses œuvres, on en
traverse un premier qui tient à la fois du cabinet de curiosités et du « musée
sentimental », où Moreau a préservé pour la postérité ses souvenirs
familiaux. Dans la pièce du fond, il a disposé le mobilier de la chambre de sa
mère, devenue la sienne après le décès de cette dernière. C’est de là qu’on
accède au petit boudoir qui fut la chambre de Moreau du vivant de ses parents.
Le peintre y a recueilli les meubles d’Alexandrine Dureux, l’ancienne
gouvernante, morte six ans avant lui, qu’il appelait sa « meilleure et
unique amie » et qui a peut-être été sa maîtresse (mais sans doute pas) au
cours de leur liaison de vingt-cinq ans.
C.H. et moi nous disons qu’il est curieux que la
chambre de l’auteur d’Œdipe et le Sphinx
n’ait été accessible que depuis celle de sa mère. Et plus troublant encore que
ces chambres funéraires dédiées aux deux seules femmes de sa vie – objets d’amour
chaste – soient surmontées, écrasées par deux ateliers immenses envahis d’œuvres
déclinant la figure obsédante de « la déité symbolique de l'indestructible
Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie, la Beauté maudite » chantée
par Huysmans. Femme fatale hiératique et vénéneuse, « imprégnée de
senteurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les encens et dans les
myrrhes » (Huysmans encore)… Sur les toiles de Moreau, c’est la Tubéreuse criminelle qui s’épanouit sous
tous les noms, Hélène de Troie, Salomé, Messaline, Dalila…
Tout en contemplant les tableaux, C.H. et moi
humons La Vierge de Fer. Dans le
texte qui accompagne le parfum, Serge Lutens évoque un tout autre musée, le
Musée de l’Homme avec ses « fétiches, idoles et grigris », ainsi que
l’antithèse des muses alanguies de Moreau avec les silhouettes maniéristes
désossées et leurs regards byzantins : les Demoiselles d’Avignon de Picasso, « incroyable pied de nez à
Éros ». Et pourtant, le « lys entre les épines » de Lutens s’insinue
dans les tableaux de Moreau : C.H. et moi le voyons s’épanouir un peu
partout sur les toiles, jusqu’à se transformer en Madone dans La Fleur Mystique…
Sous le regard aveugle des idoles de Moreau, les
effluves assourdis des fleurs blanches de la Vierge de Fer prennent les tonalités inquiétantes des couronnes
funéraires de De Profundis. Leurs
pétales ourlés de vert ont les relents métalliques que laisse une cuiller en
argent sur la langue (effet conjugué des aldehydes et de l’indole). Les notes
sucrées qui les soustendent exacerbent ce sentiment d’inquiétante étrangeté
plutôt que de l’apaiser. La fadeur même de ce bouquet de lys et de jasmin serré
par un gant de fer le rend plus menaçant que les fleurs les plus ouvertement
carnivores de Lutens.
Vivrais-je autrement cette Vierge de Fer si je ne connaissais pas son nom, évocateur d’instruments
de torture médiévaux, de saintes guerrières et de déités funestes ? Si Lutens
ne parlait pas de la peur, « ce sexe du monde » qui « enfantera
nos plus beaux monstres » ? C’est évident. Mais lorsque la conception d’un parfum est
entièrement contrôlée par son auteur, il serait inutile d’en écarter les
éléments non-olfactifs comme s’ils en contaminaient la perception : le
nom, le parfum et l’histoire forment un tout, un dispositif, un piège.
Le décor décadent et quasi-surréaliste du Musée
Gustave Moreau a fait, pour nous, partie de ce dispositif. Comme si le parfum
avait dicté l’esprit de notre visite ; mis en regard Lutens et sa Vierge de Fer et les spectres du reclus
visionnaire, de sa mère, de sa muse chaste, de ses beaux monstres femelles… Le
parfum est spirite : présence fantômatique qui chuchote dans nos rêves et
nos cauchemars.
Illustration: Gustave Moreau, Fleur Mystique (vers 1890), Musée National Gustave Moreau
bonjour Denyse,
RépondreSupprimervous avez du vous rendre au musée avant moi, j'ai essayé mi-juillet et j'ai trouvé portes closes...
Bravo pour ce très beau feuillet et ses évocations de toutes ses déités.
un grand merci pour votre érudition, elle désaltère !
quant au parfum, je ne sais qu'en penser encore.
hélène
Bonjour Hélène,
RépondreSupprimerOui, je suis passée juste avant la fermeture du musée pour travaux. Et, oui, le parfum semble rendre perplexes pas mal de passionnés de Lutens.
Quel superbe article ! Il me tarde d'aller découvrir ce parfum.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup ce vierge de fer... J'ai hâte d'acquérir mon flacon!
RépondreSupprimerMaowel, merci!
RépondreSupprimerTara, si tu l'aimes assez pour en acheter un flacon, je suis ravie de te l'avoir fait découvrir en avant première avec un décant!
RépondreSupprimerSerge Lutens sur France Q
RépondreSupprimerhttp://www.franceculture.fr/personne-serge-lutens
Lalla,
Merci Lalla!
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