Ce qui fait la grandeur d’un
parfum n’est pas uniquement son odeur. C’est son histoire, son nom, son flacon,
ses visuels, son expression de l’identité d’une maison. Les consommatrices n’y
accèdent jamais en dehors de ce contexte : tout compte. Les séduire assez
nombreuses, et assez longtemps pour que le parfum non seulement survive, mais
marque son époque, est ce qui en fait un classique, en plus de son originalité
et de sa fécondité – sa lignée.
Angel est, bien
évidemment, un cas d’école à ce titre : un produit si parfaitement conçu qu’il
est devenu un classique, l’un des rares à réussir aussi bien de part et d’autre
de l’Atlantique. Cette année, Thierry Mugler célèbre son 20ème
anniversaire avec une eau de parfum « Collection Cuir » accompagnée d’un
bracelet orné d’une étoile, un flacon ressourçable « Angel Precious Star »
(voir photo) ainsi qu’une édition limitée « Les Parfums de Cuir »
proposant Angel partiellement macéré dans des cuves contenant des morceaux de
cuir (Alien et Womanity ont également subi ce traitement : j’y
reviendrai).
Pour célébrer l’événement,
Clarins, créateur de la licence Thierry Mugler, invitait la semaine dernière un
groupe de blogueurs parfum et beauté au siège social de Clarins France pour
souffler les vingt bougies d’Angel sur un gâteau au glaçage bleu, comme d’ailleurs
toutes les friandises du buffet sucré : barbe-à-papa, bonbons, cupcakes
aux myrtilles…
Nos deux charmantes hôtesses
pour l’occasion, Sandrine Groslier, directrice générale de Clarins France, et l’historienne
du parfum Élisabeth de Feydeau (dont vous connaissez sûrement le blog et le livre), nous ont raconté l’histoire d’Angel. Dans ces cas-là, on redevient
gamin : même quand on connaît l’histoire par cœur, on en redemande,
surtout lorsqu’elle est narrée avec autant de vivacité, de chaleur et d’anecdotes.
En la réécoutant, cependant, plusieurs choses m’ont frappée…
D’abord, le fait qu’Angel
est peut-être le premier parfum mainstream à revendiquer explicitement l’histoire personnelle de son créateur, ce qu’Élisabeth
m’a confirmé lorsque je lui ai posé la question. Les souvenirs des friandises
des fêtes foraines, de la cathédrale de Strasbourg que le jeune Thierry voyait
de sa fenêtre, du parfum oriental de sa mère, et puis son obsession du motif en
étoile, de l’univers de la science-fiction. Son passé de danseur :
seul l’Opéra de Paris a des étoiles à
la place des prima ballerinas…
Ce récit fondateur a été
maintes fois raconté, tout comme celui l’épopée du développement dirigé par
Vera Strubi (cliquez ici pour mon texte sur sa conférence à la SFP). Sa quête du cœur de l’identité de Thierry Mugler, son combat
pour l’accoucher de sa vision et la faire aboutir sans compromission, jusque
dans la production impossible du fameux flacon en étoile, si coûteux qu’il a
fallu réinventer le flacon ressourçable délaissé depuis le début du 20ème
siècle… Le scandaleux accord barbe-à-papa qui a fait pousser les hauts cris à
la profession avant d’engendrer, contre toute attente, une nouvelle famille
olfactive… La caravane Angel, préférée à une coûteuse campagne publicitaire,
sillonnant les routes pour présenter le parfum directement aux consommatrices…
Les cartes dans chaque étui leur permettant de renvoyer leurs impressions…
Angel n’a pas seulement
engendré une famille olfactive. Il a engendré du récit. Celui du couturier.
Celui du développement. Celui des femmes qui se sont approprié Angel et ont eu
l’occasion, unique en son genre, de raconter à leur tour leur histoire à la
marque (y compris Sandrine Groslier elle-même, qui a découvert Angel
adolescente).
Cette fécondité narrative
n’a pas fini d’être exploitée. Ainsi, Élisabeth de Feydeau, en situant
Angel dans son contexte historique, a notamment tiré l’un des fils olfactifs du
parfum pour nous raconter l’histoire du patchouli, note qui selon elle permet
aujourd’hui d’entrer dans Angel plus facilement que l’aspect gourmand, aujourd’hui
un peu galvaudé par la prolifération de descendants d’Angel. L’odeur des châles
en cachemire importés d’Inde au milieu du 19ème siècle, devenu le
sillage sensuel des courtisanes – Élisabeth nous a rappelé que « ça sent
le patchouli » et « ça sent la cocotte » sont des
expressions nées au 19ème siècle pour parler des parfums cheap et
envahissants des filles de joie…
Ingrédient essentiel de la famille des chypres
dans les premières décennies du 20ème siècle, le patchouli a subi
une nouvelle métamorphose à la fin des années 1960 en devenant l’emblème
olfactif exotique des hippies (qui s’en servaient notamment pour recouvrir l’odeur
des joints) : Aromatics Elixir, où cette note prédominait, était d’ailleurs
paré d’un discours très baba-cool à son lancement.
Angel a réintroduit cette
forte odeur boisée dans le féminin sous un angle différent, à la fois pour
équilibrer la note barbe-à-papa, pour évoquer la sensualité orientale du parfum
de la mère de Thierry Mugler, et pour traduire olfactivement la structure
épaulée et corsetée de sa haute couture…(Pour lire le texte d'Élisabeth à ce sujet, rendez-vous sur son blog).
Mais à l’origine, a
expliqué Élisabeth, la communication d’Angel ne mentionnait pas plus le
patchouli qu’aucune autre matière première, alors qu’à l’époque les dossiers de
presse donnaient énormément de précisions sur les compositions. L’accent
portait sur « les facette de l’étoile », dans la mesure où elles
pointaient vers celles de l’histoire ayant inspiré le parfum.
Autrement dit : si
un parfum se fonde sur une histoire forte, la marque n’a pas besoin d’en faire
des tartines sur les matières premières, forcément les plus rares et les plus
précieuses… On pourrait même se demander si ce type de communication n’est pas
souvent une option par défaut, parce qu’il n’y a pas tellement de rapport entre
le travail du parfumeur, la marque, et le pitch final… À moins évidemment que l’histoire
soit celle d’une note en particulier, auquel cas le matériau devient l’histoire.
Angel n’est pas fort que
par son odeur, mais aussi par son histoire. Il tire sa capacité à générer du
récit de ce récit d’origine particulier, personnel, porté sans trahison par une
équipe exceptionnelle et une marque visionnaire. Les bonbons ne sont pas que
dans le flacon : Clarins et Thierry Mugler en avaient. Quel géant de la
cosmétique pourrait en dire autant de nos jours ?
Et maintenant, à vous. Les parfums Thierry
Mugler m’ont gentiment offert l’édition spéciale 20 ans, eau de parfum et
bracelet cuir orné d’une étoile. Or quelle que soit mon admiration pour
Angel, je ne peux pas le porter. Mais vous êtes certainement nombreux à l’aimer…
J’organise donc un tirage
au sort un peu particulier : si vous vous sentez prêt(e) à me raconter
votre propre histoire d’Angel, laissez un commentaire. Le ou la gagnant(e)
recevra ce flacon, mais en échange de son récit que je publierai sur Grain de
Musc.
Vous avez jusqu’au 18
septembre pour vous porter candidats. Ensuite, un mois pour me livrer votre
petit texte.
Bonjour Denyse,
RépondreSupprimerJ'ai délaissé les commentaires ces derniers temps, le parfum m'est devenu un peu douloureux, mais j'ai gardé un oeil sur Grain de Musc, fil d'Ariane. Et voilà qu'Angel me donne envie de vous laisser un petit mot (et pas seulement pour le tirage au sort...). Pourtant, il ne fait pas (plus) partie des parfums que je porte régulièrement, mais je crois bien que c'est cela, Angel: celle qui l'a croisé un jour, ou qui a lu son histoire, ou encore qui a grandi avec ses égéries, ses visuels et ses publicités, celle-ci conserve à jamais un lien affectif avec lui. Un lien un peu distendu parfois, mais un lien. Combien de parfums peuvent-ils susciter cela ? Provoquer ces sentiments, mêmes chez celles qui ne le portent que très peu, ou pas ?
Contrairement à d'autres, je n'ai pas eu d'aversion la première fois que je l'ai senti. J'ai même aimé, alors que je n'étais pas spécialement sensible au discours (l'odeur de la barbe à papa etc...). D'ailleurs, je dois dire que c'est seulement maintenant que je peux concevoir, avec le recul et ce que vous nous dites, que ce discours ait pu être sincère. Donc, cette sucrerie très particulière m'a séduite, j'avais 20 ans, et sa ténacité m'a emballée. Reconnaissable entre mille. Mais voilà, j'habite la Côte d'Azur, où tout est excessif. Et voici que les rues de Nice, les arrêts de bus, les bars, la fac, se mettent à sentir Angel. Et voilà que je le retrouve partout, porté par des femmes de tous les âges ou sans âge, que je trouvais vulgaires. J'étais si certaine de mon bon goût et déjà un peu élitiste. Snob, j'ai donc décrété que je le porterai plus. Non pas qu'il ne me plaisait plus. Mais il ne m'appartenait plus, il connaissait un incroyable succès et m'avait totalement échappé, moi qui rêvais que nous ne faisions qu'un, qu'il soit moi, que je sois lui, moi qui fantasmais que les hommes n'aient que mon image gravée dans leur cervelle en le sentant chez les autres. Mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'oublier totalement. Ses flacons - et toute la ligne et quelle ligne ! - continuaient à faire la fierté et la couleur bleue de ma salle de bains, pendant que j'apprenais à aimer les autres parfums et que je m'essayais à la niche. Voilà ce qu'est Angel: il m'a trahie, pris d'assaut par toutes les autres, mais je ne lui en ai jamais voulu, je lui ai gardé une indéfectible tendresse. Et un de mes grands bonheurs olfactifs a été, des années après notre désamour, de le reporter prudemment. Quelques gouttes au creux du cou, juste assez pour me le réapproprier. Les rues de Nice sentent désormais des tas d'autres choses, même si parfois son sillage me parvient encore, cette fois dans le tramway, construit depuis. D'une certaine manière, Angel est le parfum de la mixité sociale des années 90. Il rapprochait des femmes qui ne se croisaient jamais. Pour moi, c'est un parfum indissociable de ma perception de la ville, ma ville, avec tout ce qu'elle comporte de beauté, de vulgarité, de romantisme, d'exubérance et d'anonymat.
Pensées niçoises,
Narriman.
Narriman, tout d'abord, merci d'être revenue commenter, vous me manquiez. Ensuite, merci de ce témoignage à la fois intime et très éclairant sur la nature particulière de ce qu'a suscité Angel. En vous lisant, j'avais l'impression d'entendre l'histoire de quelqu'un qui tombe amoureux d'une future star lorsqu'elle est inconnue... et qui souffre de devoir partager cet amour.
RépondreSupprimerVotre dernière remarque sur la ville et la mixité sociale est extrêmement frappante. Angel, comme certains et très rares parfums, a réussi le déplacement de la parure à la culture, au sens large. Il imprègne une époque.
Merci encore!
Merci pour ce bel article, Denyse! Dommage que je ne porte pas non plus ce parfum, vous me donneriez presque envie d'attraper la plume...
RépondreSupprimerCorinna
Une histoire de patchouli. Quelle amusante coïncidence, je me suis offert Bornéo 1834 samedi.
RépondreSupprimerMon parfum actuel a donc forcément des fulgurances qui me rappellent un passé... lointain... C'était déjà il y a 20 ans tout ça, brrrrr.
Je dégaine ma plume, donc, pour le jeu.
Merci à vous de nous proposez de petits exercices aussi régressifs.
Houlà, Angel, sacré morceau... A la fois en tant que parfum, et comme épisode de ma vie. Dix-sept ans, premier amour, mal-être profond, difficultés à communiquer avec mes parents... ce parfum m'a alors paru être le bon "vecteur" pour parvenir à être quelqu'un d'autre (il est vrai qu'on ne peut pas faire semblant de le porter). Evidemment j'étais trop jeune et ce n'était pas en jouant un personnage que je pouvais parvenir à m'aimer et à me faire aimer - mais cela, le temps se chargerait de me l'apprendre, au bout de longues années.
RépondreSupprimerMême si mon chemin m'a rapidement éloignée d'Angel, il a été le premier parfum qui ait signé à ce point une époque (on l'a senti très vite sur à peu près tout le monde) que j'ai été obligée de définir mes goûts en réponse à lui. C'est peut-être bien la marque des véritables icônes.
Corinna, sacré hommage!
RépondreSupprimerLe Graphopathe, régressif mais néanmoins littéraires! Plus j'avance, plus je me dis que c'est le récit que chaque personne créée avec son parfum qui est l'histoire méritant le plus d'être racontée...
RépondreSupprimerJack Sullivan, il y a des parfums que l'on porte, surtout dans sa jeunesse, comme les potions d'Alice: pour faire grandir. Merci de votre récit!
RépondreSupprimerBon. Je me lance. Je vais être "la méchante". Désolée, je vais un peu plomber l'ambiance.... Je n'ai jamais pu supporter Angel. Trop écouerant, trop sucré, trop "gluant". Personnellement, je n'ai jamais trouvé que sentir la barbe-à-papa c'était glamour. En plus, j'ai l'impression que les femmes qui le portent ne savent pas ce que c'est que d'avoir la main légère... Je vous une haine éternelle à la personne qui était assise à côté de moi à un récital de piano et qui m'a littéralement "intoxiquée". Je ne sait pas si elle a réussi à attirer un mâle dans les mailles de son filet; mais ce qui est sûr c'est que moi, elle m'a fait fuir au bout du rang sur un strapotin, alors que j'avais durement économisé mes quelques sous de chômeuse pour voir un grand pianiste jouer les Nocturnes de Chopin. Bon, j'ai un peu honte de mon ton vindicatif mais ce n'est pas mon petit commentaire qui va changer la face de la lune. Et puis le parfum, c'est une histoire d'amour personnelle et il faut de tout pour faire un monde. Si tout le monde aimait la même chose ! Je suis à peu près sûre que quelqu'un réagirait comme je le fais pour Angel si je faisais l'apologie de "Muscs Kublaï Khan" : il me dirait "toi tu n'aimes pas les femmes qui sentent la barbe à papa ? Ben moi j'aime pas les gens qui sentent le bouc !" Et moi : comment ça Muscs Kublaï Khan ça sent le bouc ?" Etc, etc, etc... C'était pour terminer sur une note d'humour, mais vous comprendrez que c'est un peu du vécu... J'espère que les amoureux d'Angel n'ont pas lancé une fatwa sur moi...
RépondreSupprimerOui, je pose ma candidature pour écrire ma petite histoire perso avec Angel. Une histoire d'amour-désamour, éloignement puis retrouvailles. Et c'est autant une affaire de coup de foudre total que d'irraisonnée répulsion, et c'est justement cette ambivalence qu'il me plairait de décortiquer en quelques lignes.
RépondreSupprimerAlizarine
Ambre Rouge, qu'Angel déchaine les passions pour et contre, c'est un hommage à la force de son caractère. J'ai aussi parfois subi son sillage en overdose, donc je comprends, ô combien, à quel point ça a dû gâcher votre jouissance musicale! Pourquoi certaines ont-elles la main si lourde?
RépondreSupprimerAlizarine, visiblement, ce "love/hate/love" est un sentiment qu'Angel suscite plus que bien d'autres parfums... A ce point-là, ça en devient même fascinant!
RépondreSupprimerBonjour Denyse et merci.
RépondreSupprimerFinalement, je me demande si Angel n'a pas réussi sans le vouloir ce que Womanity a recherché en vain semble-t-il (une communauté de femmes). Au-delà de l'appréciation portée sur le jus lui-même, et l'adhésion olfactive qu'il suscite ou pas, il y a sans doute une question de sociologie à creuser autour de la notion de mixité sociale en effet. Angel, c'était il y a 20 ans...la fin de la guerre froide, l'effondrement des murs, internet pour tous, l'espoir environnemental...Depuis, toutes ces références ont volé en éclats, les tensions sociales se sont cristallisées et finalement, dans ce désenchantement, la mixité est devenue hostile, tout comme l'urbain, et on érige de nouveaux murs. Il est donc quasi impossible de réussir un phénomène Angel en 2012. Merci encore, Denyse, de nous donner l'occasion de réfléchir au parfum et au-delà du parfum.
Narriman.
Narriman, c'est à moi de vous remercier! Et de demander pardon aux internautes qui ont laissé ici des commentaires: les bousculades du travail m'ont fait complètement zapper ma proposition... J'ai honte!
RépondreSupprimerAhhhhh mais Pittiiiiiiiiiiii !
RépondreSupprimerVous êtes toute pardonnée.
Narriman