A l’époque où les matériaux synthétiques étaient encore relativement nouveaux, leurs fabriquants ne les présentaient pas à leurs clients à l'état brut, mais sertis dans un mini-parfum pour atténuer leur brutalité et démontrer leur potentiel. Ces mini-parfums s’appelaient des bases ; ces bases ont servi de point de départ à certaines des plus belles compositions du 20ème siècle.
Sans bases, pas d’Origan, de Nuit de Noël, ni d’Iris Gris ou de Knize Ten ; aucun des merveilleux Patou repris dans Ma Collection n’auraient vu le jour… Certains des parfumeurs qui composaient ces bases – et qui, souvent, étaient chargés de les « vendre » aux parfumeurs maison – ont poursuivi leur carrière en signant de grandes compositions : Henri Robert (Chanel N°19) et son neveu Guy (Madame Rochas), par exemple, ou encore Edmond Roudnitska qui travaillait chez De Laire au moment où il créa Femme. D’autres, comme Marius Reboul ou Marie-Thérèse de Laire, demeureront à jamais les génies inconnus de l’industrie.
Une trentaine de bases de De Laire, Firmenich (autrefois Chuit Naef), Givaudan et Synarome, ainsi que certains des parfums où elles figurent, ont été présentées à l’Osmothèque le 11 décembre 2010 par Jean Kerléo, anciennement parfumeur-maison de Jean Patou, fondateur et premier président de l’Osmothèque, secondé par Pascal Sillon, parfumeur chez Symrise chargé de de Laire (absorbé par Symrise au gré du jeu des fusions et acquisitions).
Ce sont donc soixante bases et parfums qui nous sont passés sous le nez en moins de deux heures – à peine le temps de noter leurs noms et de les glisser dans leurs pochettes. De ce voyage-éclair dans l'histoire de la parfumerie, voici quelques notes et les réflexions que les propos de M. Kerléo m’ont inspirés.
Parmi les bases présentées, l’Ambre 83 de De Laire, dont on nous a même fait sentir un fût, était immédiatement reconnaissable : bien qu’elle ait été composée pour « vendre » la vanilline, cette base est pratiquement la matrice de ce que nous entendons par « ambre »…
En revanche, le Cuir de Russie de De Laire n’évoque en rien celui de Chanel : conçu autour du bouleau et de l’isobutyl quinoléïne (point d'interrogation dans mon cahier), il dégage une puissante odeur de tannerie et de cordonnerie. C’est ce cuir de Russie-là qui forme le cœur du mythique Knize Ten de Vincent Roubert.
La légendaire Mousse de Saxe composée par Marie-Thérèse De Laire, aussi composée autour de l’IBQ, était présentée avec Nuit de Noël de Caron mais également Habanita (dont l’auteur reste un mystère même pour les propriétaires de Molinard), considéré comme une variation sur le thème de la Mousse de Saxe… On a appris en passant que Caron n’achète plus cette base chez l’actuel propriétaire de De Laire, Symrise.
Une base Givaudan, Melittis (salicylates, coumarine, eugénol), compose un tiers du Moment Suprême de Patou, par Henri Almeras. Ce parfum est d’ailleurs, selon Jean Kerléo, une variation sur un Parfum de Rosine obscur, Habera (produit après que Paul Poiret ait revendu la maison et peu avant sa fermeture), composé par Henri Almeras à l’époque où il travaillait chez Poiret. C’est aussi, toujours selon M. Kerléo, le modèle du classique Blue Grass d’Elizabeth Arden, également composé semble-t-il par Henri Almeras qui acceptait des commandes d’autres marques tout en étant parfumeur maison chez Jean Patou. Blue Grass est construit autour d’une base équivalente à Melittis de Givaudan, Melysflor de Firmenich : on retrouve également ce Melysflor dans le Vétiver de Carven et Yves Saint Laurent pour Homme (ce dernier détail étant fourni par Raymond Chaillan, qui y a travaillé avec Jacques Jantzen, et qui était présent à la conférence). De Moment Suprême à YSL pour Homme en passant par Blue Grass : qui l’eut cru ? Les bases sont des traces d’ADN qui permettent de reconstituer une généalogie des parfums.
En découvrant ces bases et la façon dont elles ont été exploitées dans différents parfums, j’ai compris que le mythe héroïque du parfumeur de génie de la première moitié du 20ème siècle, signant en solo ses chefs d’œuvre dans sa tour d’ivoire, n’était que cela : un mythe. Ces parfumeurs n’étaient pas forcément les seuls auteurs de leurs compositions. Car s’ils savaient assembler les bases qu’on leur présentait de façon à proposer des formes nouvelles et séduisantes, ces formes elles-mêmes devaient une part de leur beauté au talent des parfumeurs qui avaient composé les bases…
Par exemple, L’Origan de François Coty comptait au moins six bases ou spécialités (c’est-à-dire des molécules produites de façon à avoir des caractéristiques particulières, exclusivités des labos qui les fabriquaient) en plus du jasmin, de la rose, du néroli et de la fleur d’oranger, et des infusions d’ambre gris, de civette et de musc : Bouvardia, Flonol, Foin Rigaud, Coralys, Dianthine, Iralia…
On comprend aussi, au travers des anecdotes de M. Kerléo, que les bases dépannaient les parfumeurs un peu flemmards -- ce n'est pas d'hier qu'il faut sortir un parfum en vitesse. Parfois, une création se résumait à l'habillage d'une belle base, et basta.
C’est d’ailleurs en partie ce large recours aux bases qui rend si difficile de continuer à produire certains parfums anciens : plusieurs des bases inclues dans leurs formules ne sont plus produites, non seulement pour des raisons de coût, de réglementation ou de disponibilité des matériaux, mais aussi parce que le « tour de main » nécessaire à les produire, certaines façons de chauffer les baumes et les résines, par exemple, s’est perdu au fur et à mesure que les techniciens partaient à la retraite. Le savoir du parfum est en grande partie immatériel, oral, comme on s'en rend compte en écoutant M. Kerléo, qui fait régulièrement référence à ses conversations téléphoniques avec Guy Robert...
La capacité même de l’Osmothèque à reproduire les parfums du passé sera bientôt compromise, au fur et à mesure que les stocks de bases disparues s’amenuisent, ou qu’on cesse de les fabriquer, de sorte que ce sont des pans entiers de l’histoire du parfum qui vont bientôt s’effondrer.
La perspective est pour le moins alarmante, d'autant qu'on n'y peut pas grand chose. Raison de plus pour se précipiter à l’Osmothèque pendant qu’on peut encore faire l’expérience physique des parfums du passé… On attend d’ailleurs avec impatience que l'institution ouvre enfin une branche parisienne, susceptible d’atteindre un public beaucoup plus nombreux (passé le Périphérique, personnellement, je saigne du nez).
J’espère que Patricia de Nicolaï sera en mesure de nous annoncer cette bonne nouvelle en 2011 !
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Il y a 10 heures
J'ai des remords d'avoir été paresseux ce samedi...J'aurais du prendre du Prozac et le RER ! :-)
RépondreSupprimerEt dire que le temps fait son oeuvre en condamnant aussi les reconstructions...
J'ai l'impression que les bases jouent le rôle des essences naturelles, dans le sens ou elles sont des compositions de plusieurs molécules, des minis parfums à associer entre eux. Travailler uniquement à partir des molécules isolées est un travail immense (mais peut être plus passionnant)
RépondreSupprimerPensez vous que les accords classiques, que chaque parfumeur maîtrise, peuvent être comparés à des bases ?
Thierry, le problème c'est qu'il n'y avait pas intérêt à être amorti pour suivre, c'était quand même une séance menée tambour battant! Et en effet, cela valait la peine, même si, étant donné le rythme et parfois le manque d'explications plus élaborées à l'intention des non-parfumeurs, c'était un peu frustrant!
RépondreSupprimerMadiel, les bases elles-mêmes mélangent matériaux naturels et synthétiques, donc elles sont encore plus complexes que les matériaux naturels pris individuellement.
RépondreSupprimerLa base est un mini-parfum à la formule fixe tandis que les accords peuvent varier autant de fois que la créativité des parfumeurs, même s'il y a des "standards"...
Merci beaucoup Denyse pour ce compte rendu.
RépondreSupprimerAnonyme, et encore, il n'est que très partiel, j'ai six pages de notes!
RépondreSupprimerpersonnellement j'ai adoré la mousse de saxe, on sent c'est vrai une filiatuon avec habanita.
RépondreSupprimerD'autres bases étaient intéressantes aussi, je ne me souviens pas de tous les noms, mais il y en avait une à base de bergamote et de vanille que je trouvais surprenante. J'ai bien sûr adoré l'ambre 83, mais bon je connaissais déja.
Mais c'est vraiment là qu'on se rend compte de la complexité de la création de parfum: entre l'utilisation de bases, le mélange de plsuieurs bases, le fait de les habiller avec plusieurs autres matières premières etc.... bref il doit par conséquent être rtès compliqué de reconstituer la formule précise d'un parfum! et quand on pense aux nombre de bases dont est constitué l'origan!
Sophie, vous étiez là??? J'étais avec une personne qui arrivait d'Australie et devait assister à mon cours de Londres, je n'ai donc pas beaucoup scruté l'assistance, mais décidément, il faudra que je me résigne à porter plus souvent mes lunettes!
RépondreSupprimerD'après mes notes, la base ambrée-bergamote est le Coralys...
ah oui c'est ça coralys!
RépondreSupprimernon rassurez vous ce n'est pas votre vue qui vous joue des tours, je n'étais pas là, (j'étais malade) mais j'ai eu la chance d'avoir un super résumé, touches à l'appui, de la part d'une lectrice des blogs assidûe et qui était, elle , présente.
Ouf. Il faut dire que pour se rendre à Versailles à cette heure-là il faut se lever de bonne heure, on a le cerveau embrumé!
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