Hier soir, Octavian, Lamarr et moi avons assisté à une conférence donnée par Jean-Claude Ellena à l’Institut Français de la Mode. Bien que ses propos aient manifestement visé des non-spécialistes, il a développé des raisonnements intéressants qui, à leur tour, ont engendré une série de réflexions sur lesquels je reviendrai…
Tout d’abord, réglons une fois pour toutes la question: oui, Jean-Claude Ellena est aussi séduisant en personne qu’on se l’imagine. Des yeux bruns pétillant d’humour et d’intelligence, un sourire un peu ironique, une voix légèrement voilée et une façon typiquement française d’intellectualiser le plaisir… Tout ce que j’aime chez les hommes français, moi qui suis Nord-Américaine… « Quand on comprend quelque chose, on est joyeux, dit-il. Si vous comprenez le parfum, je vous donne de la joie. » Ce qui explique parfaitement la limpidité de sa démarche de parfumeur : le plaisir qu’on éprouve lorsqu’on saisit le principe d’une composition est précisément ce qu’il cherche à provoquer…
Entre autres propos, Jean-Claude Ellena a plaidé la cause des parfumeurs-maison : il est très critique à l’égard du système actuel, dans lequel des parfumeurs de différents laboratoires sont mis en concurrence pour remporter un brief (comme vous le savez sans doute, le travail réalisé pour un brief n’est rémunéré que si ce brief est gagné).
Cela devient « une question de performance : gagner le brief, pas faire un beau parfum. Leur [les parfumeurs] part personnelle n’y sera pas : ils auront répondu à une question. »
Ses plus grand succès commerciaux, ajoute-t-il, ont été des parfums composés sans brief : il cite l’exemple de L’Eau Parfumée au Thé Vert de Bulgari, l’une des formes les plus fécondes de la dernière décennie, dont il a lui-même fait la proposition.
Comme le brief est, en soi, le produit du service marketing, et se plie par là même à des impératifs plus commerciaux qu’esthétiques, on obtient des parfums d’une grande compétence technique. Ils sentent bon (il ne manquerait plus qu’ils puent), mais ils ne créent pas de nouvelles formes. Supposons que vous soyez mis en concurrence pour remporter le brief du flanker d’un best-seller dans une grande maison : ce que vous voulez, c’est gagner (et vous faire payer), donc vous ferez entrer dans votre formule un peu de toute ce que le directeur marketing ou le directeur artistique de la maison en question a accepté dans un passé récent, en tentant d’obtenir un effet harmonieux, tant qu’à faire… Quels que soient vos dons, vous ne pourrez pas développer votre style dans de telles conditions – ce qui nous ramène au principe du parfumeur-maison.
Pour Ellena, tous ceux qui sont impliqués dans la production du parfum pour une maison doivent « entrer dans l’histoire » du parfumeur, développer un langage commun avec lui, mêler leur histoire à la sienne. « Ce que j’ai fait chez The Different Company et Frédéric Malle sont les prémisses de ce que je fais chez Hermès », conclut-il.
Et que l’on aime ou pas ses parfums Hermès, une chose est certaine : Ellena y développe un style unique, cohérent et très personnel.
ce devait être très intéressant!
RépondreSupprimer(quel dommage en effet que presque tout marche par brief désormais...;)
Soph, en tous cas, JCE a fait salle comble! Les questions étaient assez basiques et je n'ai pas trop osé poser des questions de geek, mais j'ai un peu bavardé avec lui avant... sans trop l'accaparer, ce n'aurait pas été élégant!
RépondreSupprimerC'est vrai que c'est toujours un plaisir d'entendre le discours d'Ellena, quelque chose de toujours évident et limpide semble sortir de sa bouche !
RépondreSupprimerSon analyse de l'industrie est toujours clairvoyante et très pertinente.
Je regrette de ne pas avoir su pour hier...
C'est...hum... hum... lui-même qui me l'a signalée, sinon je ne l'aurais pas su non plus - j'aurais dû vous prévenir, je suis con! C'est en effet un excellent pédagogue, jusque dans ses non-dits...
RépondreSupprimerIl a tout a fait raison, et je suis bien reconnaissante d'avoir l'occasion de pouvoir acheter des parfums faits comme "projet personnel" chez Frederic Malle par exemple. C'est beaucoup plus interessant pour nous les parfumistas autant que pour les parfumeurs.
RépondreSupprimerJCE signalait que depuis l'initiative d'Hermès, d'autres maisons avaient engagé des parfumeurs... François Demachy chez Dior,Thierry Wasser chez Guerlain... envers lesquels son attitude est celle d'un silence "wait and see". Mais il est évident que pour avoir un beau parfum plutôt qu'un parfum "bien", il vaut souvent mieux aller ailleurs que dans les grandes maisons...
RépondreSupprimer"Ellena y développe un style unique, cohérent et très personnel." Oui, et ce style a trouvé sa place dans une maison avec laquelle il est entré en osmose. Il me semble que tout cela est totalement raccord avec l'image de la marque en PAP notamment la collection homme dessinée par Véronique Nichanian : un chic désinvolte, un luxe décontracté où la matière et le soin avec lequel elle est travaillée rendent superflus tous les effets de style.
RépondreSupprimerNotons par ailleurs que bien avant de travailler pour Hermès, JCE exprimait sa grande admiration pour l'Eau d'Hermès du grand Edmond. Une forme de continuité en sorte...
Si seulement Guerlain pouvait connaître une telle rencontre...
Thierry, je pense que c'est le côté "familial" de la maison Hermès qui a permis de créer cette relation de confiance et l'épanouissement d'une écriture véritablement identifiable des différents parfums. Mais aussi le fait que la tradition des parfums Hermès s'était un peu noyée, éloignée dans le temps... J'ai grandi avec Calèche, j'adore L'Eau d'Hermès, je regrette amèrement Doblis, je trouve 24 excellent mais importable (sur moi), etc... Mais il y avait de quoi refonder un langage cohérent avec le discours de la marque. Ce n'est pas le cas partout.
RépondreSupprimerAaaah comme je regrette d'avoir manqué cette conférence. Snif!
RépondreSupprimerJCE est très pédagogue en effet et il ne pratique pas la langue de bois, c'est suffisamment rare pour être apprécié.
J'avais énormément aimé le livre de Chandler Burr "The perfect scent: A year inside the perfume industry in Paris and New York", le portrait qui était fait de JCE, sa démarche artistique, sa filiation avec Roudnitska, sa technique étaient vraiment bien vus. Egalement les coulisses de la création, les contraintes commerciales... Les rivalités, la famille, les tabous -qu'il brise avec bonheur, comme la loi du silence-... Vraiment excellent!
JCE colle tout à fait avec Hermès, c'était une rencontre presque évidente. Il y poursuit le sillon du maître Roudnistka avec l'Eau d'Hermès. D'autres "ancêtres" comme Amazone ou L'eau d'orange verte sont cohérents avec le style Ellena: androgyne, végétal, épuré.
J'éprouve une tendresse particulière pour First bien sûr, mais son oeuvre récente chez Hermes me séduit également même si ce ne sont pas les jus que je préfère porter, j'aime cette esthétique minimaliste, sa précision, et son côté contemplatif (Rose Ikebana, Vanille Galante, Un Jardin sur le Nil...).
Bénédicte, comme je l'ai écrit dans mon post à son sujet, je trouve que le style Ellena se retrouve à la fois dans ses propos et dans ses compositions... Aucune arrogance -- il n'en est pas, ou plus là -- et, en effet, une manière très simple et très concise de présenter le travail du parfumeur. Curieusement, je viens de penser que de la même manière qu'il ne redoute pas d'aménager des espaces dans ses parfums, il ne craignait pas les moments de silence dans sa conférence: voilà un homme qui sait parler mais n'a pas peur de se taire!
RépondreSupprimerIl y a quand même dans ce discours quelque chose de frustrant pour tous les autres parfumeurs. JCE parle de JCE et de ce qu'il a la chance de pouvoir faire. C'est une chance, que son histoire et ses relations facilitent grandement. Il me semble qu'Amandine Marie, Marie Salamagne, Karine Dubreuil par exemple et bien d'autres ont un style elles aussi, malgré le fait qu'elles travaillent sur briefs. On parle de JCE, les autres, qui n'ont pas vraiment d'autres possibilité de s'exprimer, et surtout pas chez Frédéric Malle (pas assez grands peut être), qui veut bien en parler ??? Méchant Loup ? Mais qui c'est celui là ?
RépondreSupprimerMéchant Loup... Tous ? Non, puisque:
RépondreSupprimer1/on semble se diriger vers des parfumeurs-maison (notamment Bertrand Duchaufour chez L'Artisan), dans certaines autres marques.
2/si Frédéric Malle travaille avec des parfumeurs plus que confirmés, d'autres marques de niche offrent une plus grande liberté à des parfumeurs plus jeunes -- c'est d'ailleurs pourquoi ils s'y précipitent.
3/ Certains créent leur propre maison, comme Giacobetti ou Francis Kurkjdian bientôt, ou encore leur société comme Christophe Laudamiel avec Aeosphère... Cela me semble une tendance qui a de l'avenir, mais évidemment, il faut déjà s'être fait un nom pour trouver les financements.
JCE indique la démarche qui lui semble la plus féconde. Il est évident qu'elle n'est pas ouverte à tous pour diverses raisons.
Il est évident aussi qu'un style peut s'exprimer avec ou malgré le brief...
Mais il me semble que c'est plus difficile, et qu'il est également plus ardu pour les jeunes parfumeurs de développer leur voix de façon qui soit lisible pour nous à travers ce qu'ils signent, d'évoluer comme créateurs, lorsqu'ils travaillent sur brief.
Ce style se décèle sur le temps, au fil des créations -- même Ellena n'a pas tout de suite été Ellena... Qui pourrait relier First à Un Jardin Après la Mousson?
Quant aux trois parfumeuses que vous citez, si je n'en ai jamais parlé, ce n'est pas par politique délibérée mais parce que... je fais ce blog dans mes rares temps libres et que je ne peux pas tout sentir! C'est un tort, peut-être, mais que vous vous apprêtez visiblement à réparer -- je suis impatiente de découvrir ce que vous en direz!
Merci pour votres réponse. Tout rentre dans l'ordre alors : je continurai à parler de parfumeurs peu connus, et après tout, il est bon que tout le monde ne raconte pas la même chose. Par contre, pour parler dimension esthétique, là, je m'incline, c'est vous qui avez la plume. Je me contente de dire ce que je trouve intéressant dans une création ou un style olfactif, et ce n'est pas toujours facile... parlons alors ! Et bravo pour graindemusc !
RépondreSupprimerMerci Méchant Loup... Je peux quand même parler de parfumeurs moins connus si ça me dit? ;-)
RépondreSupprimerAh ben non, c'est moi qui en parle ! Je blague, bien sûr que vous pouvez en parler et heureusement que chacun fait ce qu'il veut comme il a envie sur son blog ! A bientôt.
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