jeudi 7 avril 2011

L'art en parfumerie, une question d'intention



Dans la discussion côté anglais qui a suivi le post de la semaine dernière sur la pertinence d’insérer de gré ou de force certains parfumeurs dans des mouvements artistiques, quelques commentaires ont soulevé la question de l’intention.
Il est vrai que pour être un artiste, il faut d’abord se déclarer comme tel. On peut être un mauvais artiste, un artiste que-c’était-pas-la-peine, un suiviste, un as des RP ou un pionnier, mais quel que soit le cas de figure, on se positionne en tant qu'artiste. Et depuis le début des avant-gardes  à la fin du 19ème siècle, cette position-là se situe dans des territoires inexplorés.
Bien que certains mouvement anglo-saxons dans le domaine des crafts – mot qui ne recouvre pas entièrement la définition de l’artisanat – aient systématiquement brouillé la frontière entre l’art et l’artisanat, la distinction pourrait se résumer ainsi : les artisans peuvent se contenter de répéter les techniques et les formes de leurs prédécesseurs ; les artistes les remettent en cause. Leur conscience critique de leur propre démarche les pousse à interroger leur propre pratique et l’histoire de leur art : leur façon de la relire, ce qu’ils en rejettent, ce qu’ils en retiennent, ce qu’ils choisissent comme point de départ pour leur propre œuvre. Les mouvements artistiques déploient -- ou plutôt déployaient, car il n'y en a plus guère dans les arts plastiques -- cette conscience critique à travers les discussions, l’émulation, les déclarations d’intention et les manifestes.
En parfumerie, on trouve fort peu de ces déclarations d’intention, essentiellement à cause de la façon dont elle s’est développée industriellement. Les parfumeurs ne signaient pas leur travail à moins d’être dirigeants de leur propre maison, et même ceux-là n’ont pas le renom des pionniers de la haute couture comme Worth, Poiret et surtout Chanel, qui a manipulé d’entrée de jeu sa biographie pour en faire le récit fondateur de sa marque.

Il y a, cependant, des écoles de parfumerie, à la fois au sens « lieu d’enseignement » et au sens « mouvement artistique » du terme. La méthode pédagogique mise au point par Jean Carles pour l’école de Roure (maintenant absorbée par Givaudan) a engendré une approche transmise d’une « génération » de parfumeur à l’autre, via l’école elle-même et l’apprentissage – bien que ce mode de transmission se fasse plus rare, les parfumeurs senior n’ayant plus tellement le temps de former les juniors. Mais elle a fonctionné pendant des décennies et plusieurs parfumeurs de plus de quarante ans en sont le produit. L’apprentissage est, bien sûr, plus caractéristique de l’artisanat ou de domaines comme la haute couture, où les savoir-faire et le « folklore » sont transmis à la fois verbalement et par l’exemple, que du monde de l’art d’aujourd’hui.
Quant aux déclarations d’intention, jusqu’à récemment, Edmond Roudnitska était sans doute le seul à s’être réclamé de l’art explicitement. Si les parfumeurs hésitent à prendre position là-dessus, c’est d’abord parce qu’ils savent mieux que quiconque à quel point ils sont bridés par les demandes de leurs clients et par leurs budgets. Mais aussi parce qu’ils ont très peu de discours critique sur lequel s’appuyer pour le justifier. C’est un peu à qui sera le premier à sauter à poil dans la piscine…
La parfumerie, comme le faisait remarquer Nicolas Olczyk dans une récente interview, est également une pratique extrêmement technique, plus proche en ce sens de l’artisanat ou de l’industrie que de l’art contemporain – on n’enseigne plus tellement les techniques aux Beaux-Arts.  Comme le céramiste, par exemple, si un parfumeur commet une erreur technique, il doit recommencer à zéro, refaire sa formule et la repeser.

Il n’en reste pas moins que la conscience critique de sa propre démarche est présente dans le discours des parfumeurs qui jouissent d’une certaine liberté de création. Il ne s’agit pas, en général, d’un discours très théorique, du moins chez ceux avec lesquels j’ai pu discuter, mais d’une approche assez formaliste et plutôt pratique de la question. Autrement dit : comme tirer des formes nouvelles de parfums ou de genres déjà existants ? Les leurs, si au cours d’un développement ils ont entrevu une piste qu’ils ont dû délaisser. Ou ceux d’autres parfumeurs : très souvent, au sein d’une maison de composition, il existe une certaine manière de traiter des accords, qui est déclinée et réinterprétée au fil des créations. Le grand Edmond Roudnitska lui-même, qui a pris son indépendance artistique dès la fin des années 40, a pu entrevoir la structure de Femme dans le Rumeur d’André Fraysse pour Lanvin (1934), sur lequel il revient régulièrement dans ses écrits, forme qu’il n’a eu de cesse d’élaguer et de styliser. Sa propre approche de la composition a, à son tour, eu une influence considérables. Il n’y pas de mouvements artistiques en parfumerie, mais il y a des filiations.
Cette approche formaliste est souvent fondée sur l’étude des matières premières, éclairées de façon inédite. Dans de grandes entreprises comme IFF, cette étude peut être alimentée par la recherche scientifique, bien que ce soit les parfumeurs qui décident quelles formes, au sein de ce matériau ou de cette odeur, ils mettront en valeur en l’associant à d’autres matériaux. Leur observation des odeurs des plantes, des lieux, des arômes de plats, est aussi essentiellement formaliste : il s’agit d’en déceler la structure, la cohérence. L’émotion générée par un parfum est le résultat d’un travail acharné ; même le plus instinctif des créateurs ne parviendra à laisser jouer son intuition qu’au terme de longues années d’apprentissage, et c’est via l’observation objective de dizaines, de centaines d’essais qu’il parviendra à ce moment d’émotion. Les parfumeurs ne l’oublient jamais. En coulisse, la plupart de ceux avec lesquels j’ai discutés préfèrent par conséquent parler de leurs observations sur les matériaux et les formes qu’ils en ont déduites que de leurs émotions ou des histoires qui les ont inspirés. Leur prise de position esthétique est implicite, à déduire du résultat de leurs recherches, de la teneur de leurs observations ou des critiques qu’ils formulent sur le travail de leurs confrères. Mais tout cela reste en général off the record.

Pourquoi les parfumeurs se taisent-ils, court-circuitant toute possibilité d’un discours public informé ? Octavian Coifan et moi-même assistions il y a quelques temps à une conférence de la Société Française des Parfumeurs donnée par Andrew Steel, qui dirige la société Asia Forestry, productrice de oud. Quand Andrew a demandé aux nombreux parfumeurs présents dans la salle d’émettre une opinion sur ses produits, aucun ne s’est porté volontaire. Alors que nous discutions des raisons de ce silence, Octavian m’a très judicieusement fait remarquer que la façon dont un parfumeur appréhendait un matériau, une odeur, est son « secret de fabrication » : s’il l’expose devant ses confrères, qui sont aussi ses concurrents, il risque de les mettre sur la piste qu’il entend suivre. Question d’innovation technique autant que d’approche esthétique : il faut être le premier à les mettre en application. La chromatographie en phase gazeuse peut dévoiler ce qu’on a mis dans un produit. Elle ne révèle pas la tournure d’esprit qu’il a fallu pour en arriver là.
Cette culture du secret est peut-être l’une des raisons pour lesquelles il n’y a pas de manifestes esthétiques, pas de mouvements ou d’écoles autoproclamées en parfumerie – d’autant moins que les formules appartiennent aux labos et les produits aux clients qui les commercialisent. Lorsqu’on y ajoute l’absence de culture olfactive du public… C’est une histoire d’œuf et de poule : aussi longtemps que les initiés ne parlent pas, le public ne sait rien, et le public ne leur demande pas de parler puisqu’il ne sait pas qu’il y a quelque chose à savoir… Sans oublier le manque de sources historiques pour les parfumeurs du passé, voire le fait que bien des parfumeurs d’aujourd’hui n’ont pas forcément la liberté, les aptitudes pédagogiques ou verbales – voire tout bêtement le temps – d’exprimer en public leur esthétique… Lorsqu’ils en ont une.  Plus souvent qu'autrement, il s'agit simplement de goûts, ou du goût, sans "s". Nous sommes encore loin d’avoir les moyens de discuter de la parfumerie au même titre que d’autres démarches artistiques.

Quoi qu'il en soit, chercher à insérer les parfums dans des mouvements artistiques, qu’ils soient picturaux, architecturaux ou musicaux, n’a pas forcément d’intérêt sauf dans le cadre d'une opération de change destinée à leur conférer une valeur culturelle. Ce genre de parallèle n’est utile que dans la mesure où pour se saisir d’un nouveau domaine de connaissance, il faut prendre appui sur des connaissances déjà acquises. Le parfum a un langage propre, ses courants, ses filiations, ses prises de position esthétiques. Aussi longtemps que les parfumeurs ne communiquent pas avec ceux qui sont susceptibles de traduire ce langage, son statut artistique – du moins sa potentialité d’être un art – restera lettre morte. La bonne nouvelle, c’est qu’ils commencent à le faire… Et pas seulement, en tous cas forcément, alimenter l’appétit insatiable de la société du spectacle.
           

Image tirée du film de Guy Debord, La Société du spectacle (1973)

23 commentaires:

  1. Wahou ! Bravo pour cette article Denyse, réellement interessant sur la parfumerie et ses dessous !

    C'est réellement un monde à part entière, très intéressant et la peinture que tu en fais là, est vraiment passionnante !

    La parfumerie considérée comme un art, c'est un peu ce que l'on souhaite tous, non ? Déjà, j'apprécie le fait qu'on dise d'Octavian qu'il est un historien de la parfumerie, ça donne déjà un statut à la parfumerie même !

    Quant aux parfumeurs, c'est toujours ce que tu décris : ils ont pas envie qu'on décrypte leur manière d'envisager une formule...

    Bref, en un mot : merci !

    Jicky

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  2. Jicky, je ne peux pas prétendre savoir comme tous fonctionnent, mais c'est l'impression que j'en dégage. Jean-Claude Ellena est une exception notable, qui livre réellement des éléments de sa façon d'envisager sa démarche créative. Certaines maisons comme Frédéric Malle ou plus récemment Parfums de Nicolaï jouent d'une plus grand transparence dans leurs communiqués de presse. Certains parfumeurs senior commencent à avoir envie de s'exprimer; des plus jeunes ont envie de bousculer l'ordre reçu. Les choses bougent, c'est irréversible... Mais le volet artistique ne sera jamais qu'une infime partie de la production.

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  3. Bonsoir Denyse,

    Ces quelques mots sont exclusivement pour vous remercier de cet article impeccable et intéressant.Je suis comme toujours ravie de vous lire.

    A bientôt,

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  4. Bonsoir,

    Ils sont interressants ces billets sur l'art et le parfum.

    La question qui m'interpelle souvent n'est pas "la parfumerie est-elle une forme d'art ?", mais plutôt " Pourquoi la parfumerie n'est pas (vraiment) devenu un art ?".

    En effet la parfumerie n'est pas née de la dernière pluie : l'activité humaine qui consiste à
    assembler des matériaux odorants de manière à provoquer des sensations olfactives d'ordre
    esthètique ( = la parfumerie) est multimillénaire ! Pourquoi depuis tout ce temps, aucun penseur,
    aucun philosophe, aucun historien, ou aucune institution n'a pensé : "Tiens, ce truc pourrait faire
    parti des arts ! " C'est assez curieux, il y a sans doute une explication. Peut-être une forme d'oubli, de négligeance vis à vis du sens de l'olfaction, ou autre chose ?

    D'un point de vue je dirai "philosophique", la parfumerie est compatible me semble-t-il avec l'idée d'art : (pour faire simple) une activité productive humaine, qui engendre intentionellement des
    œuvres pouvant être appréhendées par les sens, la perception de ces œuvres provoquant en réaction une émotion d'ordre esthétique(conception classique) ou bien des réflexions, des
    interrogations, des révélations (conception contemporaine). ça peut coller !

    Mais cette approche purement "philo" (théorie de l'art), pour tenter de définir ce qui est art ou pas, est vite insuffisante, il manque l'approche "socio".

    « Un objet d'art, par définition, est l'objet reconnu comme tel par un groupe. »(Mauss). Les pouvoirs
    (politique, religieux,économique), les institutions (universités, académies, administrations, média,
    marché), les professionnels de l'art (pas les artistes, mais les experts, les conservateurs, les
    critiques, les marchands , les spéculateurs...) définissent, de manière plus ou moins systémique,
    et selon les lieux et les époques, ce qui est du domaine de l'art et ce qui ne l'est pas. Et dans
    cette approche, il faut bien le dire, la parfumerie est plutôt "out" et depuis la nuit des temps !

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  5. Merci Denyse pour cet article passionnant!

    On parle plus haut d'Octavian Coifan...ce n'est pas lui, justement, qui avance l'hypothèse que la parfumerie serait peut-être le 8e Art?

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  6. Le Gnou, un livre récent de Chantal Jacquet, Philosophie de l'odorat (PUF) explore cette question, je vous le recommande.
    Si je me rappelle bien certaines conversations avec Octavian, il me disait que dans les cours italiennes à la Renaissance, notamment à Florence, la parfumerie était bien considérée comme l'un des beaux arts.
    Côté anglophone une amie anthropologue discute de l'évolution du statut de formes hybrides, objets quotidiens ou sacrés (dans les arts premiers) qui ont graduellement été considérés comme des oeuvres d'art et muséifiés. Le parfum a aussi très longtemps été un objet hybride, du sacré au remède, puis de l'artisanat au produit industriel. Cette nature peut de nouveau changer.

    Dans sa forme moderne, la parfumerie est tout de même très récente, de l'âge du cinéma et de la photographie, qui n'ont pas non plus immédiatement été considérés comme arts. Son appropriation par le monde de la haute couture, son industrialisation, ses liens avec l'industrie de la cosmétique... Tout cela a freiné la possibilité d'une reconnaissance comme domaine de la création artistique.

    Mais cette reconnaissance par un groupe, certes embryonnaire, elle existe et elle est présente dans les communautés en ligne.

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  7. Eric, c'est bien Octavian qui l'a mis en tagline de son blog.

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  8. c'est Chantal Jaquet et non Jacquet

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  9. faut pas prendre les philosophes pour du pain de mie, non mais!

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  10. Anonyme, c'est ce qui arrive lorsqu'on laisse ses doigts partir en mode automatique -- j'aurais plutôt pensé à Aimé qu'au pain de mie, cela dit -- alors que j'ai pourtant le livre sous les yeux. Mes excuses à Mme Jaquet, tout ça n'est pas bien grave... Mais puisque vous connaissez le nom de l'auteur et donc sûrement son travail, peut-être avez-vous un commentaire plus philosophique à faire pour alimenter la discussion?

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  11. Ça fait un moment que je n'étais pas passée par ici, un moment difficile, mais c'est toujours un plaisir de venir lire tes mots qui savent parler à notre intelligence, merci!

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  12. Clochette, désolée que tu traverses ce moment difficile, j'espère t'avoir un instant changé les idées.

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  13. Les parfumeurs pourraient tout de meme parler de la parfumerie sans pour autant evoquer la chromatographie en phase gazeuse. J'aimerais savoir si les parfumeurs qui sortent des ecoles de parfumerie suivent une formation de l'Histoire de l'Art et de l'Histoire de la parfumerie ou s'ils ne recoivent qu'une formation purement technique.

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  14. Uella, d'après ce qu'on m'a dit, à l'ISIPCA la part réservée à la formation culturelle et à l'histoire de la parfumerie dans les programmes est de plus en plus restreinte. L'aspect technique, destiné à rendre les étudiants immédiatement opérationnels dans l'industrie, est favorisé. C'est regrettable. Ce qui ne veut pas dire que les parfumeurs n'ont pas de culture artistique, ou de culture du parfum: c'est le cas de certains. Mais ça n'est pas encouragé par les institutions et les employeurs.

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  15. Je prend note pour l'ouvrage de C.Jaquet, merci.

    Si il y a un point de vue par lequel le parfum est clairement une industrie et non un art, c'est le point de vue juridique.
    Juridiquement, le parfum est un produit industriel (issu d'un savoir-faire industriel) et non une œuvre de l'esprit. Les enjeux de cette simple distinction sont colossaux pour l'industrie du parfum.
    Vu que le parfum n'est pas une "œuvre d'art ou de l'esprit", le droit d'auteur ne s'y applique pas (alors qu'il s'applique au contenu original d'un blog).

    Si le droit d'auteur s'appliquait au parfum :
    - l'auteur pourrait s'opposer aux reformulations (droit moral à l'intégrité de l'œuvre, inaliénable et imprescriptible).
    - l'auteur pourrait s'opposer à la commercialisation d'une fragrance ou imposer sont retrait de marché.
    - Le mode de rémunération des parfumeurs serait modifié : droits d'auteur au lieu de salaires
    - et sans doute bien d'autres bouleversements...

    Le parfumeur qui sautera à poil dans la piscine sera celui qui revendiquera une démarche d'auteur, non pas devant la presse ou dans des livres, mais devant une juridiction.

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  16. Le Gnou, entièrement d'accord. Ce n'est pas un sujet que je traite parce que je n'en ai pas l'expertise, et pour l'instant pas le temps d'aller interroger ceux qui la détiennent, mais c'est en effet une question sur laquelle des personnes que je connais se promettent de réfléchir.
    Le Que Sais-je? d'Edmond Roudnitska, par ailleurs, me semble notamment motivé par cette dimension juridique.
    Quant à savoir si un parfumeur s'avancera sur ce terrain... c'est assez délicat, étant données toutes les conséquences que vous évoquez. Je ne vois pas des individus partir en guerre contre des mastodontes du luxe...

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  17. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  18. JulienFromDijon19 avril 2011 à 09:59

    Post intéressant. J'ai du mal à me rappeler la problématique. Nous tenons tous ici les parfums pour des oeuvres d'art, ce n'est pas la question.
    Interroge-t-on le mutisme des nez célèbres, pour ce qui est de reconnaître leur statut d'artiste?
    Par extension pourquoi le contexte n'a pas permis ni la reconnaissance du statut d'art au parfum, ni d'artiste au nez?
    J'ai du mal à me mettre à la place d'un nez célèbre. Je suppose néanmoins que leur comportement se résume à un "qu'est ce que j'y gagne, qu'est ce que j'y perds".
    Se poser comme "artiste" entraîne une pression forte, un artiste doit faire preuve de la même exigence dans chacune de ses oeuvres, et le public le scrute et le juge. Or à l'heure actuelle, bien des nez ne doivent pas se sentir la force pour tenir ce statut. On ne leur donne pas les moyens (prix des ingrédients), ni le temps, ni la liberté artistique, ni même la formation -cf commentaire-, ni le statut juridique -cf commentaire-.
    La confidentialité dont profite un nez dans le petit milieu de l'industrie du parfum est à la fois un avantage douillet, et un sérieux poison. Mettre à jour les mauvaises pratiques de la profession, et c'est se mettre au ban de sa profession. Se piquer de courage et se prétendre artiste indépendant, et c'est risqué d'être prix au dépourvu s'il nous manque ou l'indépendance financière, ou un bon bagage de formation, ou même le talent, ou simplement un public.
    Je m'interroge aussi sur le contenu des formations. Finalement il y a DES écoles de nez, mais affiliées aux grandes sociétés, et l'Isipca qui se fait en lien avec un stage en entreprise. Et alors je m'interroge sur les moyens laisser aux étudiants pour se pénétrer de l'art de la parfumerie. Ont-ils le temps de comprendre, et de ressentir, les grandes classiques? Et si la formation est courte, où trouver la force de s'affirmer comme suffisament fort pour faire preuve d'originalité.
    Je pense que le progrès serait déjà du côté du droit : un statut d'auteur accordé au nez pour une visibilité, que les formules tombent dans le domaine public après plusieurs décennie pour une pérennisation du savoir (un brevet industriel accorde un monopole d'exploitation protégé par la loi, mais pour l'obtenir il faut exposer tout le procédé d'exploitation, où l'industriel garde ses astuces en secret, mais le jour où les concurrents le découvre il ne pourra rien faire).
    C'est une question de peur de l'avenir qui anime l'industrie du parfum, quand les ventes des Sephoriaunaud baissent, que les marques s'asphyxient et rogne sur les formules, que les grands groupes apprécient leur marge bénéficiaires mais ne s'érige pas contre les restrictions excessives fixées par l'IFRA et la déformation des parfums classiques.

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  19. JulienFromDijon19 avril 2011 à 10:00

    Pour la seconde question, aujourd'hui je me dis que c'est un charme de la parfumerie, que de ne jamais avoir pu être épinglé à quelque époque que ce soit, comme chaque application du parfum il née, danse, et meurt, pour renaître différent et pareil à une autre époque. Art du parfum de l'antiquité, traité de parfumerie arabe, enseignements de la renaissance, sciences de l'ère industrielle, l'art du parfum est un serpent de mer qui apparaît et disparaît dans l'histoire.
    Pour être protégé comme art, peut-être faudrait il que le public s'en empare ; par exemple la cuisine, quand ça sent bon et que ça a bon goût, c'est du à tels ingrédients, telle recette, qu'on peut faire soi même et partager entre ami (mais ça n'empêche pas l'essor de la malbouffe et d'une certaine inculture à l'heure actuelle).
    C'est bizarre de ne pouvoir donner des mots à un art qui est un peu la pierre de rosette des autres arts, des sentiments, de l'air du temps. Comment expliquer la couleur "rouge" à des aveugles?
    Peut-être tout bêtement partager ce que nous vivons avec le parfum : un parcours initiatique (mettre des mots et parler sur les odeurs), cultiver une curiosité, un art de vivre. ;-) L'imposer au programme des écoles et collège ;-)

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  20. Julien, je ne peux pas répondre à tout! Restons sur une question: la formation. Celle des parfumeurs? Ce n'est bien évidemment pas uniquement durant leur cursus qu'ils la font, que ce soit à l'ISIPCA ou dans les écoles internes des maisons de composition. Cela prend plusieurs années, un travail gigantesque, les conditions permettant l'expression... et le désir, que tous n'ont pas forcément, de créer de nouvelles formes.

    Celle du public? Oui, il faudrait des initiations à l'olfaction dès le plus jeune âge. J'en discutais aujourd'hui avec un parfumeur que la question intéresse. Le problème, c'est que pour l'olfaction, il faut être là, physiquement, avec ses flacons. Donc on n'atteint pas beaucoup de personnes à la fois.

    Mais je le constate lorsque je donne des cours à Londres à des étudiants de 20 ans, pour la plupart Américains: quand on leur fait sentir de vrais parfums avec du caractère et de belles matières, qu'on prend le temps de leur expliquer, d'associer des odeurs à leurs propres expériences et émotions, qu'on prend le temps aussi de les écouter, puis de guider leur expression vers plus de richesse... Eh bien, c'est tout con: ça marche!!!!

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  21. JulienFromDijon20 avril 2011 à 13:48

    "olfaction"
    Votre commentaire me fait prendre conscience d'une étape intermédiaire, que nous évoquons dans nos messages sans nous en rendre compte.
    Que peut-être avant d'initier les gens à la parfumerie, il leur manque une initiation à l'olfaction. Et donc une curiosité.

    Vous évoquez votre cours à l'école de Londres, qui est déjà orienté "parfum", mais finalement la démarche n'est pas éloignée de l'atelier découverte en école primaire. Quand j'imagine ouvrir un bocal de badiane, ou de cannelle, qui sont des odeurs compliquées sous des mots simples. Les gens connaissent les mots, mais souvent pas leur odeur, il leur manque un sésame. *
    (* D'ailleurs, je me demande si ce n'est pas ce qui a fait le succès du livre "le parfum" de Süskind, -que je n'aime pas trop-, que d'avoir utiliser des mots odorants avec plus de pertinence que d'autres auteurs.)
    J'imagine que faire sentir du beurre d'iris en évoquant les facette violette, fleurie, poudrée, pour ensuite l'illustré par un parfum connu, procède de la même intention.

    Cette initiation et l'appropriation de cette culture par tout un chacun pourrait contrebalancer des poncifs qui font du parfum quelque choses de distants, d'éloigné de la vie de tout un chacun. Par exemple l'idée de grand luxe, ou encore que seul un être exceptionnel "le nez" puisse comprendre l'idée d'un parfum. (pour désamorcer cette tendance, Turin rappelait que le parfum est un des luxes les plus abordables, et une visite rue Cambon illustre bien la situation).
    Et donner cette curiosité, qui fait ressembler les parfumeries à des boulangeries où l'ont peut tout essayer gratuitement, ou apprécier le thé pour autre chose que le goût qu'il confère à l'eau chaude, ou les épices avant même qu'ils ne sublime un plat, ou mieux apprécier une ballade en forêt...
    A Paris, les boutiques "maison-mère" de parfum ressemble à ces monuments que seuls les touristes étrangers remarquent encore, quand les parisiens ne les voient plus. Cela fait bien des opportunités manquées.

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  22. Julien, c'est la première étape de mon cours: entrer au contact des odeurs des vraies choses (terre humide, thé fumé, tampon Jex...) sans les voir, puis les associer à des matières premières par certaines facettes. Donc appuyer l'olfaction à des objets familiers, en décrypter les facettes, avant de passer aux matières premières, puis aux compositions.
    Les mots, la syntaxe, les phrases, les histoires. Dans l'ordre.
    Et en effet, la première étape est d'éveiller la curiosité olfactive: les parfumeurs ne débutent pas autrement, et continuent à l'exercer toute leur vie, comme en témoigne avec éloquence et grâce le blog de Céline Ellena.

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