Elle signait Eleven European Mystics. Vous avez peut-être lu ses commentaires poétiques et avisés ici ou sur le blog d’Octavian.
Je l’ai rencontrée, comme beaucoup d’amis, par le parfum, mais d’entrée de jeu nous savions toutes les deux que notre amitié serait de courte durée : Eleven European Mystics souffrait d’un cancer généralisé, inopérable. Elle me l’avait dit très vite, dès que nous avions entamé notre correspondance l’été dernier. Parfois nous nous écrivions plusieurs fois par jour. Nous parlions de la maladie, bien sûr, mais surtout de ce qui lui faisait aimer la vie : la poésie, le parfum, les choses de l’âme. Elle était éditrice et ses conseils, sa foi en mon talent, sa générosité folle, m’ont aidée à surmonter des passes difficiles. Au cours de ces quelques mois, elle m’a donné plus d’amour et de lumière que d’autres dans toute une vie.
Bien qu’elle souffre constamment malgré les médicaments et qu’elle se déplace avec difficulté, elle travaillait, elle avait un amant. Lors de ce qui allait s’avérer être l’avant-dernier mois de sa vie, elle a rassemblé ses forces pour voyager d’Israël à Londres, qu’elle aimait tant, pour me rencontrer et assister à mon cours. Elle avait honte des ravages de la maladie sur sa beauté, mais ses yeux flamboyants, son sourire malicieux et son allure de reine en faisaient une femme magnifique – d’ailleurs, je n’étais pas la seule à le penser, puisque je l’ai surprise en train de se faire draguer par un beau Jamaïcain au pied de l’immeuble du London College of Fashion…
Elle a déversé toute sa passion dans ce cours, dans nos conversations. Il y avait urgence, mais ni elle ni moi ne voulions transformer cette rencontre en adieux : nous étions dans la vie, pas dans la mort. Elle était drôle et honnête : je me souviens à quel point elle était vexée de s’être laissée séduire par La Petite Robe Noire avant de savoir ce que c’était – elle se reprochait son snobisme.
Samedi, après la fin des cours, nous devions nous retrouver. Je lui ai envoyé un SMS, mais j’ai mis deux heures à me rendre compte que mon téléphone n’était pas sur réseau. J’ai appelé D.M., l’un de mes autres « élèves », du téléphone d’une boutique – il avait un portable anglais. Il m’a rejointe aussitôt et nous avons réussi à contacter EEM. Elle avait glissé sur une plaque de glace, s’était cassée la clavicule et elle était à l’hôpital. Ses messages désespérés ne me sont parvenus qu’une fois D.M. et moi parvenus à l’hôpital où elle nous attendait.
Mon dernier souvenir d’elle sera donc notre marche hésitante sur les chaussées glacées, alors que nous la soutenions D.M. et moi en recherchant un taxi qui n’est jamais venu. Elle nous racontait des histoires juives. Nous avons fini par dîner dans un restaurant turc près du British Museum avant de la raccompagner à l’hôtel.
Deux jours plus tard, alors que je lui écrivais pour savoir si elle était rentrée saine et sauve à Tel Aviv malgré le chaos des transports aériens, elle m’a appris qu’elle avait perdu la vue dans un œil. Puis que le cancer avait gagné son cerveau. Elle m’a réécrit une dernière fois en janvier. Entretemps, elle avait laissé un ou deux commentaires sur des blogs : j’ai donc continué à lui écrire en espérant qu’elle pouvait me lire, à défaut d’avoir la force de répondre.
Je lui ai écrit une dernière fois mercredi dernier. Je lui avais demandé, plusieurs mois auparavant, de me fournir les coordonnées d’une personne à contacter, au cas où je n’aie plus de nouvelles d’elle. Elle ne l’avait pas fait, mais en fouillant notre correspondance – cette correspondance qui subsiste, désormais posthume, dans l’espace virtuel de Gmail – et j’ai pu retrouver un nom.
Eleven European Mystic est morte le 26 janvier 2011. Ce fut un privilège, un grand don de la vie de l’avoir connue.
Elle s'est en allée respirer d'autres parfums, mais bien trop tôt...
RépondreSupprimerJe suis de tout cœur avec vous.
Rafaèle, votre commentaire me fait songer à ses parfums bien-aimés... J'espère qu'ils feront des heureux parmi ses proches, ce sera une autre façon pour elle de les embrasser.
RépondreSupprimerOn en revient presque au caractère sacré initial du parfum, support de la pensée et des prières destinées aux dieux et à l'au-delà...
RépondreSupprimerJe crois qu'EEM y était très sensible - le choix même de son pseudonyme indiquait son intérêt pour le mysticisme judaïque. Et merci, Rafaèle, je crois que vous m'avez donné -- vous et elle -- une idée pour mon livre...
RépondreSupprimerBonjour Denyse, en lisant tes mots j'ai senti une tempête d'émotions. Je ne suis capable de ne rien dire... Je ne t'ai vue qu'une fois, mais je voudrais être très près pour partager ton deuil.
RépondreSupprimerTrès amicalement
Antonio
Antonio, merci. Ce deuil est bien sûr d'abord et avant tout celui de sa famille et de ses proches, mais aussi celui de la communautés de passionnés auxquels elle avait joint sa voix...
RépondreSupprimermes sinceres condoleances a sa famille, je devine une grande force interieure et une belle âme dans cette femme que je ne connais pas, un parfum qui s'eleve dans le ciel...comme l'elevation de l'âme..
RépondreSupprimerVéro, je ne l'ai pas connue avant la maladie, je ne sais pas en quoi celle-ci a révélé ces trésors de force, de générosité et de candeur chez EEM... Ou pas. Je suis en contact avec sa famille mais le deuil est si récent que je préfère attendre avant de... de quoi, d'ailleurs? Reparler d'elle avec ceux qui l'ont mieux connue que moi, sans m'approprier leur deuil...
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