
Un magazine chinois m’a demandé récemment de compiler une liste du Top Ten des classiques lancés au cours des deux dernières décennies (comme quoi, tout arrive). Ce qui m’a poussée à me demander, avant même de dresser cette liste, ce qui, dans un parfum contemporain, pourrait lui mériter un tel statut. Je suis parvenue aux critères suivants :
1) Originalité : créer de nouvelles formes ou renouveler suffisamment une forme classique pour lui donner un second souffle.
2) Fécondité : Inspirer une famille de parfum et/ou suffisamment d’imitations pour cette nouvelle forme passe dans le vocabulaire olfactif.
3) Popularité : Être acheté par suffisamment de personnes pour que le produit suscite une identification durable. Autrement dit : qu’il se vende assez pour passer dans le vocabulaire social.
Ce qui élimine à mon grand regret les parfums de niche (donc tout ce que j’aime). Au débotté, je ne trouve que deux parfums de niches qui soient iconiques, Mûre et Musc de L’Artisan Parfumeur et L’Eau d’Hadrien d’Annick Goutal. Mais tous deux ont été lancés avant 1990 et sortaient donc de la période qu’on m’avait assignée pour la liste. De plus, je ne suis pas tout à fait certaine que leur statut d’icône dépasse les frontières françaises.
Les grandes marques mainstream sont les seules à avoir assez de poids, et à être assurées d’une existence sur le long terme, pour que leurs produits atteignent une part suffisante de la population et puissent ainsi devenir des classiques au même titre que les Shalimar, Joy et N°5 d’antan.
Bref, le critère de popularité (donc de large disponibilité) a éliminé la plupart de mes préférés, sauf Féminité du Bois et N°5 Eau Première. Il m’a aussi contrainte à inclure deux parfums que je ne supporte plus, justement parce que leur popularité m’y a surexposée, Angel et L’Eau d’Issey. J’aurais voulu inclure un Guerlain et si Guet-Apens/ Attrape-cœur avait été moins confidentiellement diffusé (et si on ne l’avait pas retiré du marché), il aurait bien évidemment figuré dans mon top ten. Mais le reste ? On ne peut pas dire que la maison ait introduit des parfums influents : ses grands lancements suivent la tendance. J’ai aussi envisagé le très populaire J’Adore de Dior : excellent, mais original ? Pas forcément.
Ma liste est aussi, cocorico, passablement franco-centrique, ce qui reflète sans doute mes propres préjugés en la matière. En toute honnêteté, j’aurais dû y faire figurer Pleasures d’Estée Lauder et CKOne de Calvin Klein, le premier parce que son accord poivre rose/pivoine/musc a fait beaucoup de petits, le second parce qu’il a lancé la tendance unisexe et qu’il a été une espèce de phénomène de société. Mais bon. Dix, pas plus. Et pour le public chinois, qui plus est... Enfin, les voici , en ordre chronologique:
Angel de Thierry Mugler par Olivier Cresp (1992): Le premier parfum gourmand, l’un de plus imités de l’industrie et l’un des concurrents sérieux de N°5 dans les best-sellers, année après année.
L’Eau d’Issey d’Issey Miyaké par Jacques Cavallier (1992): Ce n’est pas à strictement parler le premier aquatique puisque Cool Water de Davidoff (1988), New West for Him (1988) et For Her (1990) d'Aramis et Escape de Calvin Klein (1991) l’ont précédé, mais c’est sans doute le plus emblématique.
Féminité du Bois de Serge Lutens, anciennement de Shiseido, par Pierre Bourdon et Christopher Sheldrake (1992): Parce qu’il a réintroduit les notes boisées dans les féminins, 70 ans après le Bois des Iles de Chanel. Maintenant qu’il a été rapatrié chez Serge Lutens il n’appartient plus au mainstream, mais en tant que matrice du style Lutens, qui a beaucoup influencé l’industrie, il mérite toujours sa place dans les classiques.
Eau Parfumée au Thé Vert de Bulgari par Jean-Claude Ellena (1992): Novateur à plusieurs titres : il a renouvelé le vocabulaire de l’eau fraîche, introduit un style limpide à une époque d’odeurs saturées ainsi qu’un nouvel usage de matériaux « classiques » (l’hédione et les ionones) et enfin, proposé une vision du parfum comme évocation d’ambiance plutôt qu’expression d’une image féminine ou masculine, dans la lignée longtemps négligée d’un Après l’Ondée.
Lolita Lempicka d’Annick Menardo (1997): Comme Luca Turin le fait observer dans Perfumes : The Guide, c’est sans doute le seul des descendants d’Angel à présenter une réelle originalité. J’aurais préféré faire figurer à cette liste un autre joyau de la grande Menardo, Bulgari Black, mais il croupit en bas de rayon et l’on peut craindre qu’il soit déphasé. Lolita Lempicka se retrouve donc ex aequo avec Hypnotic Poison de Dior, toujours de Menardo : phénomène rarissime pour un flanker, ce dernier a vu ses ventes croître au fil des ans sans campagne publicitaire pour le supporter, jusqu’à récemment.
Déclaration de Cartier par Jean-Claude Ellena (1998): A inspiré une bonne part des masculins du marché, et concurrence une autre création de JCE, Terre d’Hermès, auprès des messieurs qui trouvent que Vétiver et Habit Rouge de Guerlain, Pour un Homme de Caron et Eau Sauvage de Dior sentent un peu trop le papa.
Flower by Kenzo d’Alberto Morillas (2000): Un archétype de la parfumerie contemporaine : une brume statique, irradiante et poudrée qui parvient à évoquer à la fois la sensualité et l’innocence. Éminemment emblématique d’une forme très actuelle de féminité.
Narciso Rodriguez for Her de Christine Nagel et Francis Kurkdjian (2004): « Clean et sexy » est sans doute le brief de 99% des féminins de la planète et For Her joue sur les deux tableaux à la perfection. C’est sans doute le meilleur exemple de l’école contemporaine du « ce que vous sentez à la première vaporisation est ce que vous sentirez toute la journée », et de cohérence entre une identité de marque et un parfum.
Chanel N°5 Eau Première de Jacques Polge et Christopher Sheldrake (2008): J’ai un peu hésité sur celui-ci car il est un peu trop récent pour qu’on ait du recul sur sa popularité durable, mais je ne pouvais pas ne pas mettre un Chanel sur la liste. Je suis à peu près certaine que Coco Mademoiselle est plus populaire, et en tant que meilleur exemple de la réinterprétation brillante d’un classique, l’Eau Première a de bonnes chances de perdurer.
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