Dans les Eighties, il y avait deux manières pas
cruches de revendiquer ses courbes. Post-modernes, ironiques, citationnels, les corsets de
Gaultier étaient aussi entortillés dans le second degré que ne l’étaient les corps
dans les lacets desdits corsets. Et puis il y avait ces fourreaux stretch
d’Alaïa, qui nous ondulaient sur les courbes pendant qu’on se déhanchait au
Palace. Là, pas l’ombre d’une référence, pas la moindre citation à
l’horizon : la seule histoire que racontaient ces robes, c’était celle
qu’on allait vivre en les enfilant. Alors Azzedine Alaïa, dans les Eighties,
les filles qui avaient des rondeurs – que dès lors on a appelées
« pulpeuses » -- lui ont dit merci. (La sœur de M. Alaïa veillait sur le showroom
de la rue de Bellechasse : c’est elle qui m’a choisi ces robes. Je les ai
encore toutes les deux.)
Dans le droit fil de Madeleine Vionnet ou de
Cristobal Balenciaga, Azzedine Alaïa travaille sur la forme plutôt que sur la narration. Son premier parfum reflète ce
parti-pris : strictement abstrait, radicalement dénué d’orientalisme, partant
de ce qui est à peine le reflet d’un souvenir, plutôt une sensation : la
grand-mère du petit Azzedine, en Tunisie, aspergeant d’eau fraîche des murs de
craie brûlants.
Hormis cela, peu d’indications spécifiques, racontait
le parfumeur Marie Salamagne (Firmenich) lors de la présentation à la presse
organisée par Beauté Prestige International dans les locaux du couturier. Mais
M. Alaïa savait ce qu’il ne voulait pas. Et ce dont il ne voulait surtout pas, c’était d’une note qui
dépasse assez pour être identifiée. Aussi, pour décrire sa composition, Marie
Salamagne a préféré parler d’impressions.
Fraîcheur, chaleur. Eau, fleurs, peau. Minéral, végétal,
animal. Pas forcément un parfum, en somme. Plutôt une somme de sensations
primales. Un sillage hors des clous, c’est-à-dire hors des codes de la
parfumerie féminine mainstream. Sans pourtant adhérer à ceux du niche,
puisqu’il se soustrait délibérément tant au récit qu’aux aspérités olfactives,
tous deux caractéristiques du genre.
On tient aux notes ? Soit. La fraîcheur,
c’est le poivre rose – unique suggestion spécifique du couturier, qui adore en
mettre dans ses plats. L’acidulé d’un citron quand on verse deux gouttes de jus
dans un verre d’eau sans sucre -- parce qu’il n’est pas sucré, Alaïa, MERCI Azzedine. Régime radical, pas un micron de glucose,
ce jus carbure à la Volvic sans pour autant découler de la famille des
aquatiques. Car la Transluzone, molécule de Firmenich utilisée pour susciter
l’impression de l’eau, tiendrait plutôt de la cascade que de la bourriche
d’huîtres ou des cucurbitacées, contrairement à la calone et à ses sœurs
marines. Tout en agissant un peu comme les aldéhydes.
C’est ce mur minéral, inattendu dans son rôle de
note fraîche, qui donne de la tenue aux froufrous floraux plantés là pour
l’éclairer. Azzedine Alaïa refusant toute référence orientaliste, la fleur
d’oranger a été écartée. Pivoine et freesia sont revendiqués, mais franchement
non-figuratifs. On serait plutôt dans de la crème de pétales fruités – orange,
abricot, bref des couleurs de soleil couchant sur fond de rose sanguine, sale
et salée mais encore une fois, si abstraite qu’on n’en voit pas l’ombre d’une
épine. Elle se contente d’agir.
Lesdits froufrous floraux voilent à peine un fond
qui, s’il n’est ni masculin ni féminin, n’en a pas moins mauvais genre. Une base
castoréum cuirée, grasse, aux relents d’encre de Chine, rattrape l’effet Volvic
des notes de tête, créant un axe minéral vertical -- de quoi mettre du plomb
dans l’ourlet… Et le musc étant au parfum ce que le Lycra est aux étoffes,
c’est un maillage de muscs poudrés/animaux, parmi lesquels l’Exaltenone de
Firmenich réputé proche du musc tonkin, qui sous-tend Alaïa tout en lui donnant son sillage suivez-moi-jeune-homme.
Comme les motifs perforés dont le couturier a fait
sa signature, ce parfum laisse sentir la peau. Et donnerait plutôt envie de
s’en rapprocher – de tous les parfums
que j’ai testés récemment, c’est celui qui m’a valu le plus de nez sur la
nuque…
Alaïa sera disponible en France dès le 1er
juin dans les boutiques Alaïa, puis à partir du 22 juin en exclusivité aux
Galeries Lafayette Haussmann, avant une distribution internationale le 6
juillet.
Photo du haut: Sortie de défilé d'Azzedine Alaïa en 1986, par Arthur Elgort.
Photo du bas: Publicité du parfum, par Paolo Roversi.
C'est un plaisir de lire votre bel article, Denyse.Sans rien connaître de ce parfum, j'ai pensé qu'une fragrance imaginée par Azzedine Alaïa devait être intéressante et, surtout, je l'ai espéré pour lui.
RépondreSupprimerVotre description, et les particularités de ce jus, me donnent encore plus envie de le connaitre.Peut-être l'un des grandes réalisations parfumées de l'année.
Merci Aryse. Moi aussi, j'espérais beaucoup de ce parfum, sans savoir ce que j'en attendais précisément... Depuis, je le porte tous les jours, c'est dire.
SupprimerRebonjour Denyse.Je n'entrerai pas dans le détail car votre description dit tout.Mais, après test (et la fascination aidant) j'ai immédiatement fait mien ce parfum.
SupprimerEt, je dois dire, qu'en ce qui me concerne et, compte-tenu de mes goûts olfactifs, c'est la plus belle nouveauté sortie à ce jour en 2015.
Muchas gracias d'y avoir consacré un si bel exposé.
JP
Je suis ravie d'avoir piqué votre curiosité, donc aidé à provoquer cette rencontre ! Pour moi aussi il s'agit de l'un des meilleurs parfums sortis depuis le début de l'année... en tous cas, j'ai voté avec ma peau. Y de nada!
SupprimerBonjour Denyse
RépondreSupprimerSuite à notre rencontre lors de l'Olfactorama - j'étais assis à côté de vous et vous m'avez sentir un joli ambregris- je viens apporter modestement une présence sous ce bel article.
Je n'ai pas encore eu l'occasion de sentir ce parfum, mais je l'attendais, donc cela ne tardera pas.
Je note -comme vous le faites remarquer- que l'idée créative reste de faire un beau parfum avant tout et d'éviter la case "storytelling littéral". Je crois qu'après beaucoup, beaucoup, beaucoup de 'concepts' dans l'industrie ces dernières années, BPI et Alaïa ont eu la bonne idée de ne pas trop en faire.
Par ailleurs, je tiens à faire remarquer l'incroyable intemporalité des coupes des robes (et la combi) sur la photo d'intro: je n'aurais jamais deviné qu'elle date de 1986.
Merci pour article et pour votre travail en général
---
peace
ghost7sam
Oui, bien sûr, je me rappelle de cette rencontre ! Merci de vos mots gentils, et, oui, ces robes pourraient être portées demain ! J'en ai d'ailleurs encore une... il faudrait que je la déterre de mes archives.
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