More to Read - Encore des lectures

jeudi 8 avril 2010

Bertrand Duchaufour parle de Nuit de Tubéreuse pour L'Artisan Parfumeur: Interview Exclusive (1ère partie)




En décembre dernier, Bertrand Duchaufour m’a remis un petit flacon du premier lot de son parfum à la tubéreuse pour le tester – en fait, je le porte, ce qui est très différent. Et pour l’avoir beaucoup porté, en alternance à la fois avec d’autres tubéreuses et d’autres parfums récents de son auteur, je pense que cette Nuit de Tubéreuse pour L’Artisan Parfumeur est peut-être ce que Bertrand Duchaufour a fait de plus achevé à ce jour dans ce nouveau style plus sensuel qu’annonçaient Havana Vanille et Al Oudh chez L’Artisan, Amaranthine et Orange Blossom chez Penhaligon’s. Dans cette approche centrée sur les propriétés intrinsèques de la matière première plutôt que sur la représentation de la fleur d’origine, il me semble qu’il intègre de façon plus perceptible, les aspérités, les tensions, l’insolite de compositions comme Timbuktu ou Dzongkha. Ce qui laisse augurer que cette nouvelle manière pourrait encore bouger assez rapidement dans les mois qui viennent…

Les amoureux de la tubéreuse risquent en tous cas d’être étonnés : cette Nuit est une interprétation inédite d’une note notoirement difficile à manier – mais dont on aurait pu croire que des parfums cultes comme Fracas, Tubéreuse Criminelle ou Carnal Flower avaient fait le tour – parce qu’elle s’y attaque tout autrement.

Là où Germaine Cellier matait les stridulations de la diva en la poussant dans les bras suaves de la fleur d’oranger, Serge Lutens et Christopher Sheldrake en amplifiant l’effet médicinal des notes de tête pour en tirer un effet de distorsion baroque, et Dominique Ropion en agençant avec une précision d’horloger le jeu entre sa fraîcheur verte, soulignée d’une bouffée d’eucalyptus, et sa texture de crème de noix de coco, Bertrand Duchaufour l’a cavalièrement empoignée par les racines.

L’absolue de tubéreuse est déconstruite de façon à exacerber les facettes végétales et terre humide que le matériau révèle de la fleur, plantée tête la première dans un accord mangue verte/poivre rose aux effets d’encens subtilement soufrés, comme la plupart des fruits tropicaux. C’est donc d’un fruit mutant et légèrement vénéneux qu’il s’agit, un fruit à piquants dont la verdeur, relevant l’aspect lacté de la mangue, se greffe à la fois sur la verdeur et le crémeux de la fleur. Quant à ce cœur capiteux, aspect de la tubéreuse le plus souvent exploité, il reste lisible, mais en creux.

C’est donc encore, d’une certaine manière, du Duchaufour pur jus, avec ces effets racines et résines dont il a fait sa signature ; cette façon de graviter toujours vers des notes difficiles comme en relever le défi ; de prendre à contrepied les lieux communs de la parfumerie, et en premier lieu que ça doive faire joli

Cette tubéreuse retournée cul par-dessus tête, ou plutôt racines par-dessus corolle, est pourtant belle aussi, malgré ou à cause de ces bouffées de terre humide vers laquelle elle semble s’obstiner à retourner dès sa sortie du flacon. Elle est même plus facile à porter que d’autres créations de son auteur, en tous cas beaucoup plus aisée à afficher de jour que ses sœurs au sillage fracassant car malgré sa référence à la nuit, c’est une tubéreuse éclairée de l’intérieur, comme mise en sourdine. On la sent bien sur soi, mais elle se laisse deviner lorsqu’on bouge plutôt que de s’annoncer dans un rayon de dix mètres. Sauf quand on s’en inonde comme je le fais depuis bientôt quatre mois, en attendant la sortie prévue le 24 mai…

Nuit de Tubéreuse ne débarquera pas Carnal Flower de la première marche de mon podium (Tubéreuse Criminelle occupe actuellement la deuxième et Beyond Love la troisième). C’est d’ailleurs inutile puisque je lui ai dressé son propre socle : parmi les tubéreuses, la Nuit parle d’une autre voix.

Et maintenant, place à celle de son auteur…



Denyse Beaulieu: La tubéreuse, tu la vois comment ?

Bertrand Duchaufour: La tubéreuse est une note florale très capiteuse, très suave, lactonique, indolée, orangée, opulente, mais elle n’a pas en pleine fleur toutes les facettes de l’absolue. On sent un peu dans la fleur des notes médicamenteuses, ou champignon comme dans le gardénia, mais elles sont exacerbées dans l’absolue, ce qui donne à la matière première une personnalité quasi-dichotomique, avec un aspect très positif, agréable, sensuel, crémeux, doux, riche, dense et à côté de ça, des effets beaucoup plus négatifs, médicamenteux, chimiques, antiseptiques, carton mouillé, papier mâché, plâtreux, pierreux, minéraux, pas forcément agréables au premier abord et qui peuvent même donner des notions de suffocation. Quand on sent l’absolue de tubéreuse la première fois, on est réellement dérouté, on trouve ça fascinant, mais certains, au bout d’une succincte analyse, diront : « mais non, c’est dégueulasse, ce truc. »


C’est cette dualité qui t’a intéressé, je suppose ?

Exactement. J’ai essayé d’analyser la psychologie de cette matière première comme celle d’un Dr. Jekyll qui se transforme en Mr. Hyde. C’est toujours un défi captivant pour le parfumeur d’utiliser la tubéreuse comme thème principal. C’est tellement riche et tellement insolite que ça ne peut pas laisser indifférent, et en même temps c’est tellement difficile à utiliser correctement que c’est un challenge considérable.

Tu as mis quelle quantité d’absolue de tubéreuse dans le parfum ?

Un peu plus d’un pour cent, avec d’autres notes florales riches comme le genêt, l’ylang, le jasmin pour aider à la construction de la note florale et accompagner la tubéreuse dans tous ses aspects. J’ai aussi exploité la note fleur d’oranger, dont j’ai fait un accord, et la note crémeuse gardénia dont j’ai fait un accord supplémentaire, pour créer un bouquet floral blanc. Ça, c’est le cœur. Et à côté de ça, il y a les aspects négatifs de la tubéreuse que j’ai exploités aussi à mort, l’air de rien, en tête-cœur-fond, en essayant d’accorder ces effets minéraux verts, racinaires, asperge de la tubéreuse avec certaines matières premières en notes de tête.

Dans la première demi-heure Nuit de Tubéreuse passe en effet par un stade très terreux-végétal, presque moisi…

Je ne dirais pas moisi. Racinaire. Dans les effets de terre, il y a les effets racine et les effets moisi. Le patchouli donne des effets moisis. Mais les effets racinaires/asperge que tu trouves dans la terre – racine fraîche, racine que tu coupes – c’est caractéristique de la tubéreuse. Elle a aussi des effets naphtaline qui sont à nuancer par rapport aux effets moisis.C’est sur les effets verts, racinaires, pyrazinés que j’ai joué, principalement avec l’angélique, le petitgrain absolue, et un accord un peu champignon/vert donné par l’accord mangue verte.

Je l’ai fait sentir à un ami qui s’est exclamé « troisième pilier de l’église du Gesu à Rome » : pour lui ça sentait l’encens.

Mais il n’y a pas d’encens. Ces effets terpéniques sont donnés par la mangue et par la baie rose, qui ont des facettes partagées avec l’encens. Je n’ai pas voulu jouer sur l’encens parce que je l’avais déjà fait dans pas mal de parfums. Ceci dit, je joue aussi souvent avec la baie rose, mais dans cet accord il me semblait pertinent de le faire. Et j’en ai joué en quantité industrielle : il y a 4% de baie rose, c’est énorme.

La première fois que j’ai porté Nuit de Tubéreuse, c’était d’ailleurs tellement énorme que je ne l’ai pas senti.

C’est ça. En plus, j’ai accordé les effets vibrants, terpéniques de la baie rose avec des effets aldéhydes mandarine et mandarine verte qui lui vont bien et qui masquent l’évidence, la présence de la baie rose.

Dans Havana Vanille, tu as centré sur l’absolue vanille, en reconstituant la vanille dans toutes ses facettes par d’autres matières que tu as mises en orbite autour de ce centre. Tu as travaillé de la même façon sur Nuit de Tubéreuse ?

Absolument : la vanille est un thème olfactif, comme la tubéreuse, donc j’ai procédé très exactement de la même façon, même si les notes n’ont rien à voir l’une avec l’autre, à savoir que j’ai utilisé la vanille à travers toutes ses facettes, et j’ai exploité ces facettes à travers tous ses accords…

Y compris les facettes désagréables ou choquantes.

Pour moi, jamais rien n’est désagréable, surtout dans un produit naturel, à moins qu’il pue réellement beaucoup ! On ne peut pas dire qu’une vanille naturelle soit désagréable : elle est facettée, elle est contrastée.

On a l’impression que tu explores ces matières comme si elles étaient nouvelles, comme si elles n’avaient jamais été utilisées… Alors que des tubéreuses, il y en a quand même des charretées !

Mais elles ont toujours été exploitées à travers les mêmes facettes ! Leurs facettes florales lactoniques, épaisses, lourdes… Il y a des lactones, mais qui ne jouent pas de sorte que ça fasse lactonique. Elles sont juste là pour enrichir tout l’accord floral : l’effet gardénia, tubéreuse, jasminé… Tu es d’accord ?

Le parfum me semble en effet apporter quelque chose de nouveau à la palette tubéreuse. Je ne crois pas que quelqu’un qui porte des parfums comme Carnal Flower ou Tubéreuse Criminelle s’y reconnaîtra.

C’est vrai. Elle est ultra-présente et en même temps, complètement voilée. C’est pour ça qu’on peut dire « nuit de tubéreuse ». La nuit masque ! On joue sur le nom de plusieurs façons, en dévoilant l’odeur nocturne de la tubéreuse, son côté Mr. Hyde, qui n’a jamais été révélé dans les autres parfums existants. Son côté nocturne, sombre, insolite, et qui peut être quasi-vénéneux, dangereux.

Bon, il y a quand même Tubéreuse Criminelle !

Ben oui, tu me diras, c’est un peu ça aussi…

Par rapport aux autres tubéreuses sur le marché, j’ai l’impression que la tienne est plus intériorisée, intravertie, presque intello.

C’est vrai, elle n’est pas extravertie. Et pourtant, elle est rayonnante et pétillante ! Il y a un nombre de notes fraîches, zestées, vertes en tête… Ça rayonne vers l’extérieur ? Eh bien non ! Les effets sont tellement verts que ça devient un vert sombre, un vert émeraude virant sur le bleu. Si je donnais une couleur à cette tubéreuse, ce serait un bleu-vert saphir complètement nocturne.

Après Amaranthine et Orange Blossom, te voilà donc parti sur une série florale ?

Ça, c’est un hasard. Je les ai faits dans des contextes complètement différents l’un de l’autre.

Ça te sort quand même beaucoup de ce que tu fais d’habitude. Tu ne me diras pas que c’est un style que tu as pratiqué largement !

Des parfums solaires, fleurs blanches, j’en ai fait quand même, mais pas beaucoup dans les produits de niche.

Je te l’ai déjà répété plusieurs fois et je ne suis pas la seule à le penser : tu es train de changer de style.

Je change de style simplement par la force des choses. Il y a encore deux, trois ans, je travaillais dans mon bureau et j’avais une préparatrice qui faisait toutes mes formules. J’avais acquis une approche de la parfumerie très particulière, qui est celle de tous les parfumeurs des grandes boîtes. En devenant indépendant, en travaillant dans mon labo, directement sur mes formules, en les pesant, j’ai eu une autre approche de la parfumerie, un autre style de construction des parfums. Je contrôle de mieux en mieux toutes les matières premières. Je considère que je les utilise à meilleur escient.

Ton évolution est venue simplement de ça ?

Simplement de mon contact direct avec la matière première, ça j’en suis sûr. Et ça continue à évoluer. Je ne parfume pas du tout de la même manière. Et puis, attends ! Il y a aussi le fait – et ça c’est énorme – qu’avant d’arriver chez L’Artisan Parfumeur je travaillais avec une certaine qualité de matières premières et une certaine quantité de ces qualités. Si je pouvais travailler à 150 euros de prix de revient, c’était monumental ! En général, quand tu fais un produit pour Dior ou L’Oréal, il te coûte entre 60 et 80 euros. Là, les prix, ils sont entre 400 et 600 euros pour certains. Tout change avec ça ! Tu ne fais plus la même parfumerie !

Il y a aussi quelque chose de plus sensuel dans tes parfums. C’est à cause de la richesse des matériaux ?

Je dis oui. Et puis on m’a permis de jouer, que ce soit chez L’Artisan Parfumeur, chez Penhaligon’s ou d’autres, sur des registres beaucoup plus sensuels, floraux, féminins, que je ne travaillais pas forcément d’habitude.

Parce que ton style était plutôt marqué encens, boisé, résines, plutôt austère…

Ce style, je peux toujours l’avoir, mais je joue sur d’autres choses qu’avant, je multiplie les registres. D’ailleurs je travaille aussi sur les muscs, les colognes, les eaux fraîches… J’adore ! J’aime travailler sur tout, moi.



Fin de la première partie de cet entretien ; la seconde paraîtra lundi 12 avril.

Tous droits réservés. Il est interdit de reproduire tout ou partie de cet entretien sans l’autorisation expresse de son auteur.


Image: Blue Nude de Sophie Matisse (2005)

13 commentaires:

  1. C'est loin le 24 mai, que c'est loin !!! Patience patience et encore patience, tout arrive un jour...
    Superbes article et interview CC. Il me tarde que la Nuit voit le jour ;-)

    RépondreSupprimer
  2. Lamarr, tu sais que tu peux déjà le sentir aux comptoirs de l'AP en demandant gentiment, elles ont toutes des décants! De quoi patienter un peu.

    RépondreSupprimer
  3. Je trépigne d'impatience!
    Est-ce qu'elle a gardé sa facette noix de Coco?

    RépondreSupprimer
  4. Mmm, les terpenes, j'adore! Ca promet. J'aime aussi les odeurs terreuses, comme dans Oyedo de Diptyque.

    RépondreSupprimer
  5. Clochette, pas du tout coco, justement, c'est ça qui est intéressant.

    RépondreSupprimer
  6. Tara, celle-là pourrait bien te plaire... Pas une trace de cumin! ;-)

    RépondreSupprimer
  7. CC, je vais me faire gentille alors ;)

    RépondreSupprimer
  8. J'ai été étonnée par cette tubéreuse là, mais contrairement aux 3 déclinaisons d'Histoires de Parfums, je l'ai quand même retrouvée et je suis notamment très sensible à l'accord mangue/poivre rose. J'ai toujours près de moi de l'absolue tubéreuse diluée à 10% qui me sert de mètre étalon pour essayer de cerner ses nombreuses facettes et dans NdT, la note terreuse, qui est pour moi une séduisante et mystérieuse caractéristique de l'absolue, se trouvant épicée à la Duchaufour, prend des allures de fumées d'incantation. Je pense moi aussi me l'approprier et en faire une tubéreuse d'hiver! J'en profite pour remercier Bertrand Duchaufour.

    RépondreSupprimer
  9. Rebecca, cette note terreuse/végétale est en grande partie ce qui me capte le plus dans cette interprétation de la tubéreuse, et je pense en effet que si BD a su se l'approprier, c'est par là. Je pense cependant que je la porterai aussi en temps plus doux car son aspect vert et vibrant s'y prête.
    Et les remerciements, s'ils ne sont pas lus ici par l'intéressé, seront transmis!

    RépondreSupprimer
  10. Je t'en remercie. Et à toi aussi merci naturellement, toi qui sais si bien éveiller mon nez et mon attention.

    RépondreSupprimer
  11. Enfin, je viens de sentir cette fameuse Nuit de tubéreuse... moi qui déclarais il y a peu que la tubéreuse, non merci, ça n'est pas pour moi (après avoir testé le Giacobetti grâce à toi Denyse !), je suis absolumlent subjuguée !!!

    Je retrouve tout ce que j'aime dans les créations de Bertrand Duchaufour, cette justesse, cette précision, cette intention. On retouve les racines (que j'aimais tant dans Timbuktu même s'il me collait des migraines lol), mais elles sont joyeuses. Je n'arrête pas de sentir mon poignet depuis ce matin, senteur addictive, une tubéreuse inédite, je suis totalement sous le charme.

    Merci encore d'en avoir si bien parlé sur ce blog, car sinon je n'aurais peut-être pas mis le nez dessus, et j'aurais raté une très belle rencontre !!!

    Delphine

    RépondreSupprimer
  12. Delphine, tu m'en vois ravie! Comme quoi, ce n'est pas une note qu'on n'aime pas, c'est son traitement -- il ne faut jamais dire jamais!

    RépondreSupprimer
  13. Mais quel excellent blog que je viens de trouver là !! Super et merci :)

    RépondreSupprimer