Que font les nez
lorsqu’on les laisse en liberté ?
Il n’y a pas des
millions de façons de le découvrir. Les briefs des marques de niche vont de « Alors,
tu veux travailler sur quoi ? » à « Chéri, tu me fais un oud ? » :
pas moyen de savoir si leur pitch sur la liberté artistique se traduit dans les
faits. Donc, à moins d’avoir affaire à un nez indé, deux options.
Hyper-démocratique avec Fragrance Republic, qui fait passer directement du labo
au consommateur des compositions réalisées en free-style (ce club d’amateurs de
parfum opère pour l’instant uniquement aux USA). Hyper-exclusive avec les
événements organisés par les grands labos, qui permettent à leurs parfumeurs
de jouer avec leurs plus beaux matériaux pour mettre les uns et les autres en
valeur. Certaines de ces séances sont axées sur un thème, comme chez Mane. D’autres
donnent carte blanche.
C’est le cas du
Speed-Smelling d’IFF, organisé en novembre 2013 à l’Ambassade américaine en France,
seul événement du genre à donner un rendez-vous annuel à la presse spécialisée.
Et le seul à offrir au public la possibilité de sentir, grâce à un coffret en
édition limitée proposé chez Colette.
Donc : que
font les parfumeurs d’IFF lorsqu’on les lâche sans brief dans leurs fioles ?
En fin de compte, leurs sources d’inspiration recoupent à peu près ce que l’on
trouve dans les marques de niche. Les compositions présentées pourraient
parfaitement être lancées. Certaines d’entre elles le seront peut-être :
peu de ces marques de niche peuvent s’offrir le luxe d’une composition
entièrement développée pour elles, les faibles volumes ne justifiant pas un
temps de travail qui pourrait être consacré à des développements plus rentables.
Carnets de voyage olfactifs
De son séjour au
Sri Lanka, Sophie Labbé rapporte le souvenir de plantations de thé, de piment,
de cardamome, de bière au gingembre, de lait de coco et de vapeur de riz – plus
une goutte de civette pour figurer les éléphants… Jadis, ce type de voyage
olfactif aurait pu figurer chez L’Artisan Parfumeur, qui a inauguré le concept.
On espère qu’il intéressera une autre marque.
Domitille
Bertier est partie en Turquie pour assister à la cueillette des roses d’Isparta.
En guise de remerciement au propriétaire des champs, elle a composé un parfum
pour sa fille. Un fond boisé-ambroxan met en valeur l’époustouflant Rose Water
Essential, naturel captif LMR, qui restitue les molécules aromatiques de l’eau
du rose, perdues lors de la distillation, à l’huile essentielle. Aucune
extraction de rose ne correspond aussi précisément au parfum de la fleur
vivante.
Anne Flipo ne dément
pas son amour des fleurs blanches. Des rituels de beauté de l’Inde, elle a tiré
un accord d’absolu de jasmin sambac et de santal qui évoque le parfum des
attars et des huiles dont les Indiennes s’enduisent les cheveux. C’est délicat,
charnel, aimable : une quintessence du style Flipo.
Jean-Christophe
Hérault est parti moins loin. Sa « sonate d’automne » déploie les
odeurs d’une maison en forêt : sur fond de gaïac, sa palette ambrée,
fumée, baumée passe d’un feu de cheminée où grillent des marrons à l’humus des
sous-bois où poussent les champignons.
Creuser
des notes
Juliette
Karagueuzoglou est allée se fourrer le nez dans une vieille base utilisée dans Équipage d’Hermès et Cacharel pour Homme, l’épicène gamma,
mélange de piment, de girofle et de muscade qu’elle utilise pour réveiller un
accord masculin frais bâti autour de la sauge sclarée. Là, pour le coup, on
espère qu’une grande marque y trouvera de quoi s’arracher à la note « cadre
moyen en costard Celio » qu’on nous inflige trop souvent dans le métro…
Après le lilas
de l’an dernier, Aliénor Massenet s’est penchée sur une autre fleur négligée,
le chèvrefeuille – pour elle moins animal et plus vert que le jasmin. Le twist,
c’est la note inusitée dans laquelle elle a planté son buisson : le
sésame, avec ses facettes grillées, cuirées, un peu grasses, alternative
réellement originale aux fonds gourmands amandés…
Pour la
troisième année d’affilée, Dominique Ropion a trifouillé dans les tréfonds de l’oud,
ingrédient qu’il se consacre à décoller du fond moyen-oriental où on le cantonne
encore : selon lui, plus encore que le vétiver ou le patchouli, mais à l’instar
de la rose ou du jasmin, c’est « une construction complète ». Dans « Ceci
n’est pas un oud », il extirpe de l’analyse de l’huile essentielle une
molécule plutôt inattendue, la nootkatone, que l’on retrouve dans le vétiver
mais aussi le pamplemousse – l’huile d’oud en contient 1%. Largement assez pour
inventer ce qui est sans doute le premier oud hespéridé (appelez-moi Atelier
Cologne !).
Synesthésie
Le péridot, ça
sentirait quoi ? Deux joailliers s’inspirent déjà des gemmes pour leurs lignes
de parfum, Olivier Durbano et plus récemment Ann Gérard. Marie-Hélène de
Taillac y songerait-elle à son tour ? C’est elle qui a fourni à Véronique
Nyberg un bijou à traduire en odeur, verte forcément, comme la poire, la
tubéreuse (traitée sans note coco) et le jasmin. Une composition délicate,
lumineuse et facettée.
Nicolas Beaulieu
n’est pas mon parent. En revanche, il porte le nom d’une célèbre marque de
caméras. C’est peut-être là pourquoi, pour son portrait de la fleur de
frangipanier, il a tenté de traduire en odeurs une technique photographique, le
tilt-shift. Grâce à celle-ci, on peut faire le point sur une partie de l’image
tandis que l’autre reste floue. En l’occurrence, c’est sur le cœur jaune de la
fleur qu’il s’est concentré. Si je devais imaginer l’odeur du pollen d’ylang,
ça serait à peu près ça…
Comment faire
encore plus dézingué que l’accord oud pamplemousse de Dominique Ropion ?
Loc Dong a trouvé : le yaourt au Coca-cola (il paraît que ça existe). Ma
filleule de douze ans, mini-blogueuse beauté, n’a pas eu l’air très convaincue
par l’évocation du Coca. Mais ses accents citron vert, gingembre et sucre malté,
relevés d’un pétillement métallique aldéhydé, s’accordent étonnamment bien avec
l’effet yaourt acidulé.
Le coffret
Speed-Smelling 2013 est, en principe, encore disponible chez Colette. À défaut,
je serais ravie de partager avec vous mes échantillons. Laissez-moi un
commentaire pour me préciser les trois compositions qui vous intéressent le
plus, et le gagnant du tirage au sort les recevra en vapos 2 ml. Vous avez
jusqu’au 9 mars pour participer.
Photos courtesy IFF/ Douzal & Sauvage, tous droits réservés.
Denyse,
RépondreSupprimerLes compositions qui ont réveillé -à vous lire- mon imagination sont celles de: Jean-Christophe Hérault, Dominique Ropion, puis Juliette Karagueuzoglou.
Ce serait un plaisir de confronter mon nez à vos mots.
Bonne soirée.
Bonsoir Florent -- c'est noté!
SupprimerLecteur très assidu de vos articles mais commentateur paresseux, je me permets d'intervenir, attiré par ces merveilles... Je suis très intéressé par la démarche de Dominique Ropion, le "pollen d'Ylang ylang" de Nicolas Beaulieu (j'ai été séduit par les mots) et la créativité de Loc Dong... Merci de nous faire partager ces instants de recherche et de créativité...
RépondreSupprimerRomuald, ravie que vous ayez franchi le pas!
SupprimerLes trois échantillons qui retiennent mon attention:
RépondreSupprimerNicolas Beaulieu qui a tenté de traduire en odeurs une technique photo. Quelle bonne idée! De quoi plaire, sinon à mon nez de photographe, du moins synesthésiquement à ma tête chercheuse en art.
J'aimerais mettre mon nez dans le carnet de voyage de Sophie Labbé pour pour partager les vapeurs de thé et de riz.
Véronique Nyberg, pour sa tentative de traduction intersémiotique entre parfum et bijou.
Etes-vous la personne avec laquelle j'ai correspondu hier? Il me semble que oui d'après vos centres d'intérêt, merci de confirmer!
SupprimerJe confirme. Diane de Montréal.
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerChoisir les trois compositions qui m'intéressent le plus,eh bien voilà.
1.Le oud hespéridé de Dominique Ropion.J'argumente.Le oud est très exploité ces derniers temps.Celui du Laos sent,selon les mots de Luca Turin,un vieux bouc puant.A mon avis,c'est bien le cas des notes de tête de Oud les Nombres d'or de Mona di Orio.Ropion est réputé pour son travail méticuleux et ses connaissances profondes des matières premières.Je voudrais avoir son oud à lui.
2.Nicolas Beaulieu avec sa fleur de frangipanier et surtout sa manière de traduire cette fleur en parfum.
3.Jean-Christophe Hérault pour avoir recréé l'automne,une saison extrêmement riche en odeurs.
Bonjour! Ropion a en effet étudié le oud de très près -- mais si je me réfère à mes notes, cette composition n'en contient aucun, c'est une reconstitution, comme c'est le cas dans la plupart des parfums qui revendiquent la note...
SupprimerBonsoir Denyse,
RépondreSupprimerc'est toujours émoustillant, des parfums créés par de grands créateurs en free style.
Je me sens particulièrement tentée par la sonate d'automne de Jean-Christophe Hérault et ses notes de sous bois humides et de fumée sèche, la fleur de frangipanier de Nicolas Beaulieu et ses effets ylang et l'oud hespéridé de Dominique Ropion. Ouf ! Ce n'était pas facile de choisir. Je croise les doigts...
Merci pour ce partage.
Hélène
C'est noté, et je suis ravie de partager!
SupprimerJe découvre votre blog et je suis subjuguée…
RépondreSupprimerObsédée par les odeurs depuis toujours, je me plonge dans vos descriptions et réalise que les mots peuvent si bien traduire et évoquer les parfums… Et quand vous proposez de partager vos découvertes, c'est trop tentant pour résister ! Comme d'autres commentateurs au-dessus de moi, je suis attirée par la sonate d’automne de Jean-Christophe Hérault,
le voyage au Sri Lanka de Sophie Labbé, ou encore
« Ceci n’est pas un oud » de Dominique Ropion… Mais finalement, je crois que la surprise de la découverte a aussi une place dans l'émerveillement, et je serais ravie de découvrir n'importe laquelle de ces créations… Encore merci pour vos textes ! Amandine
Bienvenue sur Grain de Musc, Amandine! C'est toujours un plaisir de faire découvrir ce qui nous passionne...
SupprimerAh, que de créativité ! Je croise les doigts pour les trois univers olfactifs qui me correspondent le plus : va pour le Sri Lanka, la sonate d automne et le chèvrefeuille. Et vive Grain de Musc !
RépondreSupprimerMerci, Lucie!
SupprimerAh! quelles merveilles vous nous décrivez là! J'aimerais bien sentir la rose de Domitille Bertier, le jasmin/santal d'Anne Filpo ainsi que le péridot de Marie-Hélène Taillac!
RépondreSupprimerMerci de partager ainsi vos découvertes!
C'est avec plaisir!
SupprimerJe rêve maintenant de toutes ces senteurs et il est difficile d'y faire un choix ! Comment résister à vos descriptions des brassées florales composées par Domitille Bertier et Anne Flipo... et puis aussi ah que cette extraordinaire réinvention de l'oud par Dominique Ropion me tente ! Merci d'avance (avec espoir) et merci déjà pour ce très bel article.
RépondreSupprimeralizarine
Alizarine! Ça fait un bail, non? Ravie de vous retrouver ici!
SupprimerOui cela faisait longtemps... Je n'étais plus beaucoup sur le net ces derniers mois, l'hiver a été rude (maladie, deuil...) et voilà qu'avec ce soleil pré-printanier j'émerge un peu ! Je compte bien redevenir plus assidue ici ;)
Supprimeralizarine
Je suis désolée... mais ravie de vous voir de retour.
SupprimerWouw, quelle curiosité de voyager vers le Sri Lanka, sentir ce chèvrefeuille et bien évidement notre incontestable MASTER perfumer, Monsieur Ropion!
RépondreSupprimerAvec un pseudo comme Vol de Nuit, on ne peut que rêver de voyages au long cours, c'est certain!
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