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Le minuscule séisme d’un baiser volé implique une transgression des limites intimes et sociales ; la cueillette fugace d’une saveur interdite. Mais dans ce baiser, c’est le vol que j’ai suivi des yeux : baiser volé comme on dit « lettre volée », c’est-à-dire tellement visible qu’elle en est cachée. Et ce que révèle cette lettre, c’est la généalogie imaginaire du nouveau parfum de Cartier ainsi que le nom de sa muse secrète…
Le nom Baiser Volé renvoie sans doute au Baiser du Dragon de 2003 ; il pourrait être né de l’idée qui a inspiré Mathilde Laurent durant la création, celle d’une brassée de lys frottée contre la peau d’une femme. Entre « des lys en brassées » et « des lys embrassés », il n’y a qu’un souffle.
Mais comment ne pas penser aussi au Que reste-t-il de nos amours de Charles Trenet – « Bonheur fané, cheveux au vent/ Baisers volés, rêves mouvants » -- et plus encore, au film de François Truffaut ?
En zappant un après-midi je suis tombée sur ce Baisers volés où Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) est engagé par une agence de détectives pour espionner la belle et mystérieuse Fabienne Tabard (Delphine Seyrig), soupçonnée d’adultère par son mari marchand de chaussures. Antoine tombe amoureux de Mme Tabard et lui fait sa déclaration par télégramme. Le lendemain matin, elle fait son apparition dans la chambre de bonne du jeune homme. « Vous m'avez écrit hier et la réponse c'est... moi. »
Si vous avez pris quatre minutes pour regarder cette scène, vous aurez été frappé comme moi d’entendre au passage Mme Tabard faire référence aux deux notes principales de Baiser Volé, le lys et le maquillage. Plus précisément, elle parle du Lys dans la Vallée de Balzac, « une histoire lamentable » d’amour impossible entre un très jeune homme et une femme mariée qu’il compare au lys à la fois pour sa vertu candide et sa beauté opulente. Le seul contact des amants est d’ailleurs, justement, un baiser volé par Félix de Vandenesse aux épaules de Mme de Mortsauf lors de leur première rencontre… Delphine Seyrig allait d’ailleurs par la suite incarner Mme de Mortsauf dans un téléfilm de Marcel Cravenne.
Convaincue que cette scène-clé de Baisers Volés était l’inspiration secrète du parfum, j’ai carrément posé la question à Mathilde Laurent. Bien entendu, elle connaissait le film mais elle ne se rappelait pas cette scène et d’ailleurs, le nom du parfum n’avait été trouvé que vers la fin du processus de développement de deux ans. Et pourtant, le fantôme élégant de Delphine Seyrig errait bien entre les joyaux de Cartier puisque Mathilde avait songé à sa Fée des Lilas coquette et capricieuse dans le Peau d’âne de Jacques Demy…
Elle avait même écrit un poème-conte de fées pour le lancement, inspirée par la Fée des Lys. Ainsi, c’était bien Delphine Seyrig qui tirait sur le fil tenant Perrault, Balzac, Trenet et Truffaut étroitement embrassés à ces lys en brassées…
Mais le parfum n’est pas aussi rauque que la voix de sa muse clandestine. Sans doute est-ce déjà assez d’audace que de sortir un lys en soliflore dans le mainstream, car Cartier a esquivé les aspérités spectaculaires de la fleur.
Le lys est un paradoxe : malgré son indécence capiteuse, la religion catholique en a fait le symbole, non pas de la pécheresse Madeleine, mais de la Vierge Marie. Baiser Volé tente de résoudre cette tension entre péché et pureté en civilisant la fleur d’un accord cosmétique rosé-musqué, poudré, crémeux, un peu comme une Mme Tabard envelopperait ses écarts sensuels sous le respect des convenances et un impeccable tailleur Chanel.
Baiser Volé, d’une certaine manière, pourrait aussi être défini par ces excès qu’il refuse d’avouer. Assez poivré en cœur, il n’est ni aussi épicé/girofle, ni aussi fumé, ni aussi indolé que certains lys. Il est d’un volume extravagant et d’une ténacité sans faille, mais sans le capiteux d’un Gold de Donna Karan. Il joue sur la vanille comme tout lys qui se respecte, mais pas sur sa fraîcheur aqueuse comme le Vanille Galante de Jean-Claude Ellena (qui est aussi un lys), ni sur ses effets baumés comme Un Lys de Serge Lutens. Autrement dit, il se mesure.
L’effet lys est particulièrement prononcé en ouverture, lorsque le galbanum imprègne le parfum d’une verdeur de tige fendue et de pétales froids. Mais bien vite, les fleurs sont dévorées de baisers qui déposent poudre et rouge à lèvres sur leurs corolles.
Il y a bien un lys saisissant de réalisme qui perce à travers Baiser Volé, un peu comme les héroïnes de Balzac ou de Truffaut laissent percer leur sensualité dévorante sous le voile des convenances. Et comme les codes sociaux auxquels elles se soumettent par instinct de survie les empêchent de s’aventurer au-delà d’un baiser volé, les codes du mainstream retiennent Baiser Volé de s’épanouir en lys aussi extravagant que le talent et l’audace de Mathilde Laurent auraient pu le permettre.
Mais ce Baiser Volé est encore assez fougueux pour faire du parfum de Cartier une proposition élégante, sensuelle et adulte qui semble attirer les compliments masculins. Pour ma part, j’aurais voulu le démaquiller et lui arracher sa robe du soir pour montrer sa beauté dans toute sa crudité. Après tout, « Voyez les lys des champs, ils ne tissent ni ne filent, cependant Salomon, dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d’eux.»
J'ai adoré ce post, il est magnifique. Quel talent, Denize !
RépondreSupprimerCarmenca
Merci, H. ! Il y avait quelque chose d'assez magique dans ce tissu de récits et de références (le tissu d'une robe couleur de l'air du temps?)
RépondreSupprimerQuelle inspiration!
RépondreSupprimerDelphine Seyrig étant mon idole de longue date, j'avais immédiatement pensé à cette inoubliable scène...
Même si c'est plutôt un gardénia ou une tubéreuse qui incarnerait la belle Delphine. Mais c'est une autre histoire.
V
V, tout d'un coup j'ai repensé à India Song, dont je n'avais pas recherché les images... Moi aussi je l'aurais plutôt vue en gardénia -- sur base chyprée -- mais en effet, c'est une autre histoire!
RépondreSupprimerQuel superbe billet !
RépondreSupprimerUne parfaite illustration de ce parfum que vous m'avez aidé à comprendre.
J'arrivais à la même conclusion concernant Baiser Volé. Je le trouvais charmant, délicat mais je l'aurais voulu plus extravagant, un peu moins convenu.
Ça n'a donc pas été le coup de foudre que je recherchais car de façon très cohérente, il s'agit d'un baiser volé et non d'un baiser fougueux.
Amalia, je pense que l'époque ne permet plus les baisers fougueux dans les grands lancements... mais au fond, il y a aussi du plaisir à cueillir les plaisirs légers!
RépondreSupprimerUn article superbement écrit!
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé!
Ce Baiser Volé est LA sortie mainstream de l'année, pour moi. C'est le petit "OVNI" que l'on attendait tous, passionnés de parfum. Une fragrance qui bouleverse les codes bien ennuyeux de la parfumerie commerciale actuelle!
Et puis... Mathilde Laurent quoi!
Rien que pour ça, je l'aimais déjà ce Baiser.
Bref, j'ai tellement accroché, que je me suis acheté le 30mL, pour mon plus grand plaisir!
Excellent week-end Denyse, et faites la bise à Mathilde à l'occasion, en la félicitant de ma part! ;)
Merci Patrice, je n'y manquerai pas. Je suis ravie que ce parfum rencontre un tel succès parmi les amateurs éclairés, ce qui ne peut qu'encourager les grandes maisons à faire preuve d'un tout petit peu plus d'imagination. Elles font parfois, mais trop rarement étant donné les enjeux financiers paralysants... Combien de nouveaux parfums à grand lancement sentent la peur?
RépondreSupprimerFabienne Tabard, femme superieure, femme exceptionnelle, femme adultere, qui ne se leve jamais avant 11 heures, essouflee en arrivant dans la manssarde d'Antoine Doisnel et s'exclamant: "Moi aussi j'ai lu Le Lys dans la Vallee, mais je ne suis pas Madame de Mortsauf et vous n'etes pas Felix de Vandenesse".
RépondreSupprimerJ'ignore si le parfum de Cartier est a la hauteur de ce petit chef d'oeuvre du cinema francais.
Emma
Emma, peut-être jamais comparer un parfum à un film? Disons que le nom y invite forcément. C'est là-dessus que j'ai brodé!
RépondreSupprimerStupéfiant billet, érudit juste comme il faut, écrit à la perfection, et donnant furieusement envie d'aller découvrir ce Baiser volé dont le spot publicitaire élégant donnait un avant-goût déjà appétissant. Je continue mon petit tour sur votre blog ! Bonne soirée,
RépondreSupprimerEmmanuel
Emmanuel, merci, et bienvenue sur Grain de Musc!
RépondreSupprimerEnfin testé et immédiatement aimé, alors que le lys et moi, ce n'est pas forcément une promesse de grands baisers, même volés.
RépondreSupprimerTrès élégant, très "adulte" (j'ai trouvé ce terme parfaitement adapté), tendre et présent à la fois, et du coup un poil trop sage, c'est certain. Ce n'est pas Lys Méditerranée aux Editions de Parfums, mais exactement le parfum que je me verrais bien adopter par jour de grisaille, ou soir où l'on a envie de se sentir non seulement adulte, mais parfaitement femme !
Je crois que j'ai voté pour lui aux prix du parfums, sais plus lesquels, sur la seule foi du nom de sa créatrice, et j'ai bien eu raison. Qui a créé Attrape Coeur ne peut jamais complètement se planter !
V
Je n'hesite plus à acheter Le parfum! La publicité m'a fait revé en tous cas...et la musique...!
RépondreSupprimerJe cherchais depuis longtemps un parfum qui me plaise lui aussi pour longtemps. Et "baiser volé" que je porte depuis deux ans ne m'a pour l'instant pas déçue. Le lys me rappelle mon mariage, où avait été lu l'Evangile dont vous citez un passage à la fin de votre billet. Alors évidemment, j'aime les lys :-) J'aime assez cependant le côté atténué, poudré, du lys dans "baiser volé" qui pourrait être trop capiteux pour moi autrement. J'ai aimé votre description éclairé de ce parfum : féminin, sensuel, adulte. Je m'y reconnais ! Pour quelqu'un qui ne s'y connait pas du tout en parfum, je trouve que - si je puis me permettre - j'ai eu du pif... Merci de votre blog.
RépondreSupprimerNul besoin d'être connaisseur pour choisir un beau parfum, il suffit de suivre son nez et son coeur... La preuve !
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