Lorsque j’ai annoncé à
Frédéric Malle que je venais enfin de trouver mon parfum signature, on aurait
dit qu’il venait d’avaler un crapaud. C’est que le parfum en question était le Superstitious
de Dominique Ropion, créé en collaboration avec feu Alber Elbaz. Et que, je l’ignorais
à l’époque – nous étions au lancement d’Uncut Gem en juin 2022 --, Superstitious
venait d'être retiré du catalogue. Malle n’en a soufflé mot. Lorsque j’ai ajouté que j’avais
redécouvert le parfum en le ressortant pour l’anniversaire de la mort d’Elbaz,
Malle a laissé tomber d’un air pincé : « C’est gai. »
Il aurait certes été
déplacé de discuter des rapports entre le parfum et la mort en plein
pince-fesses. Mais à l’évidence, le parfum a partie liée avec les
fantômes -- comme les spectres ou la magie, son effet persiste même en l’absence,
ou après la disparition de sa source. Pour reprendre un mot créé par
Jacques Derrida, il relève de l’hantologie, c’est-à-dire de la
présence fantomatique, dans notre temps, d’éléments culturels du passé. Non seulement le
parfum nous hante parce qu’il rappelle
personnes, époques, ou lieux du passés, comme on nous le répète à satiété. Mais
il est également hanté, traversé par les formes passées qu’il
a assumées. Pour vous ou moi, ce seront les revenants de parfums déjà-sentis,
perçus du coin du nez comme on dit du coin de l’œil, lorsqu’on découvrira une nouvelle
création. Pour les parfumeurs, les formes olfactives qui les hantent, s’immiscent
dans leurs formules, les mettent à défi de les ressusciter, de leur réinsuffler
de la vie, aujourd’hui.
Les fantômes d’Arpège
et de Rive Gauche
Superstitious est la réécriture contemporaine de la forme florale aldéhydée
– plutôt Arpège que le N°5, m’a un jour glissé Dominique Ropion. Mais je ne peux m’empêcher
d’y percevoir le spectre de ce Rive Gauche que j’ai porté très jeune
adolescente (coïncidence, Alber Elbaz a été le créateur du prêt-à-porter
féminin d’Yves Saint Laurent et de Lanvin). Pour sa collaboration avec Frédéric Malle, Elbaz a préféré la formule
développée par Ropion à la proposition de Carlos Benaïm, dit-on ; sans
doute lui aussi était-il hanté par le spectre des grands floraux aldéhydés
couture du passé, même si son esthétique n’avait rien de rétro. De même,
déconstruction/reconstruction de cette famille olfactive plutôt qu’hommage, Superstitious
n’est « rétro » qu’au sens où il est purement abstrait, comme ses
prédécesseurs des années 1920 : le dernier d’une lignée de produits
modernistes de l’époque de la reproductibilité technique. Les formes abstraites
innovantes du début XXème siècle annonçait le futur : aujourd’hui, ce
futur est perdu. Il semblerait parfois qu’il n’y ait plus qu’à revisiter,
remanier, hybrider des formes déjà créées.
A parte sur le
clavecin
La construction des
parfums de Ropion est toujours prodigieusement intelligente. L’émotion que j’éprouve
en sentant Superstitious est, je l’ai compris un jour, de l’ordre d’une
exaltation intellectuelle. Ce parfum exerce mon esprit à la façon dont peut le
faire, par exemple, la pièce pour clavecin de François Couperin Les
Barricades mystérieuses (à écouter ici dans l’interprétation de Blandine
Verlet).
Une grande
abstraction futuriste
Un sifflement de vapeur
de fer à repasser – aldéhydes. L'effet métallique vert-noir de l’oxide de
rose, teinté de cette acidité que l’on goûte en posant la langue sur le pôle
positif d’une pile… C'est justement comme l'attaque d'une pièce pour clavecin, sans un gramme de graisse romantique (on entre tout de suite dans la note), que la salve d'ouverture de Superstitious pince délicieusement les
nerfs. Blancheur sans pétale. Verdeur sans printemps. Ici, aucune allusion à la nature. Cette ouverture
métallique introduit un axe vertical aldehyde-encens qui ancre les
facettes minérales de la résine dans cellesdu vétiver, plus terreuses et silex, reprise
des tonalités vertes et noires de la tête. Ce thème minéral se double de la facette très indolée du jasmin qui enrobe cette structure, frais comme le satin duchesse qu’Alber Elbaz aimait à travailler pour Lanvin
et sa propre marque, AZ Factory. Une pêche à la peau crissante développe le
fruité de l’accord jasmin-rose. Le patchouli ressort en sillage – la plupart
des parfumeurs ayant senti Superstitious sur moi l’ont identifié comme
un chypre (ou plutôt à s’exclamer, « C’est quoi ce chypre, c’est génial ! »).
Un spectre
dans la crypte…
Malgré, ou à cause de son
intelligence frémissante, Superstitious s’est avéré encore moins
commercial que le tout aussi brillant Une Fleur de cassie, du même
auteur (les conseillers, chez Frédéric Malle, me confiaient qu’ils peinaient à le vendre). Le spectre olfactif qui le hante, la forme florale aldéhydée, est l’une
des rares que les parfumeurs aient toujours échoué à faire revivre depuis sa
dernière manifestation au premier degré, First de Van Cleef & Arpels,
en 1976. Pourtant, paradoxalement, malgré l’impopularité du genre, Superstitious
est l’un des rares parfums que j’aie portés qui m’ait systématiquement valu
des compliments spontanés, tant de professionnels que de non-initiés – mes étudiantes
de 20 ans, par exemple.
Par-delà le désastre
que représente pour moi la disparition de « mon » parfum si peu de temps
après que je l’ai trouvé, et bien que je comprenne qu’il ait été peu judicieux
pour le groupe Estée Lauder de maintenir une référence liée à un créateur décédé et peu
connu du grand public, cette disparition signe la perte d’une création réellement
exceptionnelle. Un parfum spirite, convoquant et donnant forme à tous les éléments du
floral aldéhydé, pour matérialiser ce qu’une forme florale aldéhydée futuriste
pourrait sentir maintenant.
Ce qui est héroïque dans le parti-pris de Dominique
Ropion, ici, est son absence radicale de toute nostalgie. C'est sans doute pourquoi,
malgré ses références au passé, Superstitious est aussi « alien ».
Voilà ce que serait futurisme, aujourdhui. Ou plutôt, ce qu’il aura été. Désormais, Superstitious n'est plus qu’un spectre de plus, dans la crypte de notre mémoire olfactive.
Illustration: Cyanotype de Susan Weil et Robert Rauschenberg pour Life Magazine, 1951