Chair de fruit mûr
arrosée de miel, macérée dans les épices – cardamome, cannelle, girofle,
vanille – et le confit de jasmin. Un lys qui s’érige, planté dans le terreau fertile
du patchouli et de la mousse… S’il est un spectre qui hante L’Âme perdue
(Le Galion) et son auteur Rodrigo Flores-Roux, c’est celui des chypres fruités
épicés qui descendent de Mitsouko jusqu’à l’ère disco de Mystère de
Rochas aux relents animaux, en passant par les courbes de Femme…
Mais si la forme chypre convoquée par Rodrigo Flores-Roux
lors de cette séance spirite est, de coutume, la quintessence du style
parisien, elle assume ici une tonalité beaucoup moins mesurée. C’est que
la verticalité sans compromis du chypre bascule – se perd -- dans un lit
moelleux de vanille mexicaine et malgache, troublée par l’exubérance charnelle
du parfumeur.
Le nom de code de la note qui deviendrait un jour L’Âme
perdue était « I barely love you » -- « je t’aime à peine »,
ou « je t’aime à nu » ; plus tard, retravaillé par Rodrigo
Flores-Roux, le parfum fut renommé « Ladrón de quereres », « voleur
d’amours », en hommage à une vieille chanson mexicaine. À l’évidence,
cette âme perdue est celle d’une pécheresse… Lorsque je l’ai interviewé en 2018
(voir ci-dessous), son auteur décrivait la création comme « un parfum
au propos très hardi, très sexe […], « toujours avec cette idée de décadence,
de perversion, de lumière qui entre dans une chambre lorsqu’on ne veut pas… »
Quelle que soit la complexité de son jeu de références olfactives – et peu de
parfumeurs s’y connaissent autant en histoire du parfum que Rodrigo – l’intelligence
de cette composition est essentiellement érotique comme le sont rarement
les chypres. Ou plutôt, son intelligence est d’avoir dévoilé l’érotisme inné du
genre en engorgeant ses notes caractéristiques de vanille épicée et de miel
jusqu’à parvenir à une distorsion baroque de ses proportions.
Issue d’une création étouffée dans l’œuf par la grande marque
à laquelle elle avait été proposée, avant même de prendre son envol, cette Âme
perdue est aussi celle de la parfumerie, dans la mesure où elle incarne
tout ce que la parfumerie grand public a perdu. Dans ce parfum, Rodrigo
Flores-Roux a versé son âme, ses souvenirs olfactifs, sa culture considérable. Chargé
d’histoires intimes et d’histoire du parfum, intensément lettré et
amoureusement composé, cette merveille d’intelligence sensuelle risque un jour
de devenir entièrement illisible à des nez élevés aux jus rabotés par les tests
consommateurs. Heureusement, il existe. Jouissons-en.
Rodrigo Flores-Roux parle de L’Âme perdue
Voici un extrait de mon entretien avec Rodrigo
Flores-Roux, réalisé pour le catalogue de l’exposition “Nez à Nez, parfumeurs
contemporains” présentée au mudac – Musée de design et d’arts appliqués
contemporains de Lausanne, du 15.02 au 16.06.2019, publié par Nez Éditions sous
le titre de Sentir, ressentir, Parfumeurs, odeurs et émotions (cliquez ici pour l’acheter).
« Il y a
une dizaine d’années, j’ai proposé un parfum à une grande marque américaine que
j’avais nommé, en le développant, “I barely love you”, “Je t’aime à peine“ mais
aussi, “je t’aime à nu, à cru”... Il n’a pas passé les tests. Mais cet accord,
je l’avais toujours, je le travaillais, je le portais, j’avais beaucoup de
commentaires... En 2011, pour mon 20e
anniversaire en tant que parfumeur, ma famille a organisé une soirée à Mexico.
On a invité 120 personnes. Pour cette occasion, j’ai décidé de donner un
parfum. J’ai pris l’accord, je l’ai travaillé, je l’ai adouci, je lui ai donné
un côté miellé hespéridé... J’ai cherché un nom, et un soir que je travaillais
tard au bureau j’ai mis une vieille chanson mexicaine d’Agustín Lara, où il
parle de “ ladrón de quereres ”, voleur d’amours... Puis, heureusement, le
destin met parfois dans vos pas des gens chez qui vous trouvez un écho. En
2014, j’ai rencontré Nicolas Chabot, un homme d’une intelligence émotionnelle
et esthétique très aiguë qui avait relancé Le Galion. Cette marque a joué un
rôle important pour moi dans mon enfance parce que ma tante Rosa a porté toute
sa vie Sortilège. Et ma prof d’anglais, Miss Enriqueta, le Jasmin,
dont j’étais tombé absolument amoureux... Et puis un de leurs parfums me fascine
depuis mon enfance : Bourrasque. Un chypre avec un côté Bandit, Miss
Dior, Mitsouko... Nicolas voulait le relancer. Au fur et à mesure que je le
travaillais, ce projet pour Bourrasque s’est mis à ressembler à Ladrón de quereres.
J’ai donc combiné les deux formules. Puis Nicolas m’a annoncé qu’il allait
sortir ma formule sous un autre nom, celui d’un parfum de Lanvin des années 20
dont il avait racheté les droits... « Parce que d’une certaine manière, tu es
un peu une âme perdue... ». Alors L’Âme Perdue, c’est une histoire
personnelle, une histoire d’amitié : un parfum-phare dans ma vie. »
Illustration: Bacchante de Joaquin Sorolla (1886)
Quel bonheur de vous retrouver, plume à la main, à nous inspirer de nouveau. Quelle curiosité, maintenant, de sentir cette âme perdue. Hâte de vous lire encore, et encore. Merci! Zazie
RépondreSupprimerJe suis sûre que ce parfum vous inspirera, c'est l'un des plus beaux chypres rétro/contemporains que je connaisse !
SupprimerWell-written information. Very impressive and to the point
RépondreSupprimerHave a look at my new blog Professor Teaches Quickbooks Crack 2023