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samedi 18 février 2023

Superstitious de Dominique Ropion, parfum d’hantologie


Lorsque j’ai annoncé à Frédéric Malle que je venais enfin de trouver mon parfum signature, on aurait dit qu’il venait d’avaler un crapaud. C’est que le parfum en question était le Superstitious de Dominique Ropion, créé en collaboration avec feu Alber Elbaz. Et que, je l’ignorais à l’époque – nous étions au lancement d’Uncut Gem en juin 2022 --, Superstitious venait d'être retiré du catalogue. Malle n’en a soufflé mot. Lorsque j’ai ajouté que j’avais redécouvert le parfum en le ressortant pour l’anniversaire de la mort d’Elbaz, Malle a laissé tomber d’un air pincé : « C’est gai. »

Il aurait certes été déplacé de discuter des rapports entre le parfum et la mort en plein pince-fesses. Mais à l’évidence, le parfum a partie liée avec les fantômes -- comme les spectres ou la magie, son effet persiste même en l’absence, ou après la disparition de sa source. Pour reprendre un mot créé par Jacques Derrida, il relève de l’hantologie, c’est-à-dire de la présence fantomatique, dans notre temps, d’éléments culturels du passé. Non seulement le parfum nous hante parce qu’il rappelle personnes, époques, ou lieux du passés, comme on nous le répète à satiété. Mais il est également hanté, traversé par les formes passées qu’il a assumées. Pour vous ou moi, ce seront les revenants de parfums déjà-sentis, perçus du coin du nez comme on dit du coin de l’œil, lorsqu’on découvrira une nouvelle création. Pour les parfumeurs, les formes olfactives qui les hantent, s’immiscent dans leurs formules, les mettent à défi de les ressusciter, de leur réinsuffler de la vie, aujourd’hui.

 

Les fantômes d’Arpège et de Rive Gauche

Superstitious est la réécriture contemporaine de la forme florale aldéhydée – plutôt Arpège que le N°5, m’a un jour glissé Dominique Ropion. Mais je ne peux m’empêcher d’y percevoir le spectre de ce Rive Gauche que j’ai porté très jeune adolescente (coïncidence, Alber Elbaz a été le créateur du prêt-à-porter féminin d’Yves Saint Laurent et de Lanvin). Pour sa collaboration avec Frédéric Malle, Elbaz a préféré la formule développée par Ropion à la proposition de Carlos Benaïm, dit-on ; sans doute lui aussi était-il hanté par le spectre des grands floraux aldéhydés couture du passé, même si son esthétique n’avait rien de rétro. De même, déconstruction/reconstruction de cette famille olfactive plutôt qu’hommage, Superstitious n’est « rétro » qu’au sens où il est purement abstrait, comme ses prédécesseurs des années 1920 : le dernier d’une lignée de produits modernistes de l’époque de la reproductibilité technique. Les formes abstraites innovantes du début XXème siècle annonçait le futur : aujourd’hui, ce futur est perdu. Il semblerait parfois qu’il n’y ait plus qu’à revisiter, remanier, hybrider des formes déjà créées.

 

A parte sur le clavecin

La construction des parfums de Ropion est toujours prodigieusement intelligente. L’émotion que j’éprouve en sentant Superstitious est, je l’ai compris un jour, de l’ordre d’une exaltation intellectuelle. Ce parfum exerce mon esprit à la façon dont peut le faire, par exemple, la pièce pour clavecin de François Couperin Les Barricades mystérieuses (à écouter ici dans l’interprétation de Blandine Verlet).

 

Une grande abstraction futuriste

Un sifflement de vapeur de fer à repasser – aldéhydes. L'effet métallique vert-noir de l’oxide de rose, teinté de cette acidité que l’on goûte en posant la langue sur le pôle positif d’une pile… C'est justement comme l'attaque d'une pièce pour clavecin, sans un gramme de graisse romantique (on entre tout de suite dans la note), que la salve d'ouverture de Superstitious pince délicieusement les nerfs. Blancheur sans pétale. Verdeur sans printemps. Ici, aucune allusion à la nature. Cette ouverture métallique introduit un axe vertical aldehyde-encens[1] qui ancre les facettes minérales de la résine dans cellesdu vétiver, plus terreuses et silex, reprise des tonalités vertes et noires de la tête. Ce thème minéral se double de la facette très indolée du jasmin qui enrobe cette structure, frais comme le satin duchesse qu’Alber Elbaz aimait à travailler pour Lanvin et sa propre marque, AZ Factory. Une pêche à la peau crissante développe le fruité de l’accord jasmin-rose. Le patchouli ressort en sillage – la plupart des parfumeurs ayant senti Superstitious sur moi l’ont identifié comme un chypre (ou plutôt à s’exclamer, « C’est quoi ce chypre, c’est génial ! »).

 

Un spectre dans la crypte…

Malgré, ou à cause de son intelligence frémissante, Superstitious s’est avéré encore moins commercial que le tout aussi brillant Une Fleur de cassie, du même auteur (les conseillers, chez Frédéric Malle, me confiaient qu’ils peinaient à le vendre). Le spectre olfactif qui le hante, la forme florale aldéhydée, est l’une des rares que les parfumeurs aient toujours échoué à faire revivre depuis sa dernière manifestation au premier degré, First de Van Cleef & Arpels, en 1976. Pourtant, paradoxalement, malgré l’impopularité du genre, Superstitious est l’un des rares parfums que j’aie portés qui m’ait systématiquement valu des compliments spontanés, tant de professionnels que de non-initiés – mes étudiantes de 20 ans, par exemple.

Par-delà le désastre que représente pour moi la disparition de « mon » parfum si peu de temps après que je l’ai trouvé, et bien que je comprenne qu’il ait été peu judicieux pour le groupe Estée Lauder de maintenir une référence liée à un créateur décédé et peu connu du grand public, cette disparition signe la perte d’une création réellement exceptionnelle. Un parfum spirite, convoquant et donnant forme à tous les éléments du floral aldéhydé, pour matérialiser ce qu’une forme florale aldéhydée futuriste pourrait sentir maintenant. 

Ce qui est héroïque dans le parti-pris de Dominique Ropion, ici, est son absence radicale de toute nostalgie. C'est sans doute pourquoi, malgré ses références au passé, Superstitious est aussi « alien ». Voilà ce que serait futurisme, aujourdhui. Ou plutôt, ce qu’il aura été. Désormais, Superstitious n'est plus qu’un spectre de plus, dans la crypte de notre mémoire olfactive.

 

Illustration: Cyanotype de Susan Weil et Robert Rauschenberg pour Life Magazine, 1951

 



[1] Également exploité par Dominique Ropion dans le masculin Y d’Yves Saint Laurent, greffé à une structure fougère.

4 commentaires:

  1. Bonjour,
    Ah oui, je n'avais pas réalisé qu'il n'était plus au catalogue! Quel dommage, je vais m'en remettre aujourd'hui. de façon beaucoup moins complexe et moins grasse, il me aussi penser au Scherrer.

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    1. C'est vrai, Superstitious pourrait aussi m'évoquer le Scherrer, ce chypre vert que j'ai porté adolescente mais pas ressenti depuis... Encore un fantôme!

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  2. Alors je l’ai sentie il y’a qq semaines grâce à un petit flacon 10ml déniché en revente ..et j’avoue qu’entre son appellation et la senteur elle même (je l’ai sentie à l’aveugle comme j’aime le faire souvent ) il y’a eu un grand décalage ..avec un nom pareil je m’attendais à un parfum un peu de l’ordre de la croyance infondé de ma superstition quelque chose de très indécis telle de la fumée donc un parfum encensée ..qu’elle ne fut pas ma surprise des les premières senteurs de constater qu’il s’agissait d’un parfum avec un esprit (sur j’ai trouvé ) qq peu féminin et vintagy à la fois ,et c’est lorsque j’ai lu que ce parfait était censé représenter une robe dessiné par monsieur ELBAZ représentant la féminité , une robe de fleur avec son côté floral ,métallique du repassage avec une certaine densité (contrôlé) j’ai su mieux appréhender comprendre et lire ce parfum .. à condition que mon esprit ne décolle de ce titre .. . Je pense qu’il reste intéressant ,et étant grande grande admiratrice de Roupion (sans doute my number one …) et bien jay au retrouve tout le travail d’orfèvre et je vous rejoins totalement sur le fait que ses parfums sont presque intellectuels . C’est exactement mon ressentit ..mais votre article m’a invité à prévoir ressentir ce parfum cette semaine avec moins de surprises deceptive je l’espère que la première fois … (je reviendrai vous en parler si j’ai changé d’avis :) )

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    1. Je ne sais pas pourquoi ce nom a été choisi. Si l'on prend "superstition" comme une croyance au pouvoir bénéfique de certains actes, on peut imaginer que le fait de porter un parfum en soit une... Mais peut-être en effet y a-t-il un décalage entre ce qu'on peut attendre de ce nom et la note olfactive, qui a pu déconcerter. Je vous souhaite en tous cas de redécouvrir ce parfum, comme je l'ai fait moi-même. Car j'avoue que ça n'a pas été un coup de foudre, et que si je l'ai ressorti, c'était en l'honneur du créateur que j'aimais beaucoup. Et alors là, oui, le flash. Comme quoi...

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