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mercredi 19 décembre 2012

Réglementations sur les matières premières de parfumerie: la F.A.Q. de Bois de Jasmin, version française



Vous êtes nombreux à m’interroger dans vos commentaires ou vos mails au sujet des règlementations européennes qui menacent les matières premières de parfumerie.
Comme mon amie et consœur Victoria Frolova de Bois de Jasmin a répondu à certaines de ces questions plus clairement que je n’aurais pu le faire puisqu’elle est également parfumeur, je lui ai demandé la permission de traduire en français son article. J’encourage néanmoins les plus anglophones à lire la version originale, suivie d’une abondante et passionnante discussion. 

Voici donc la version française de l'article...

"Comme une explosion atomique"

« Si cette loi passe je suis fini, car mes parfums sont remplis de ces ingrédients [dont il est prévu de restreindre l’usage] », déclare Frédéric Malle. (….) L’impact sur l’ensemble des marques de parfum de luxe serait, dit-il, « comme une explosion atomique, et nous n’aurions pas les moyens de nous reconstruire. »

Dans un article récent, EU threat spotlights perfume makers’ secrets l’agence Reuters approfondit le sujet des réglementations sur les matières premières et des reformulations. Pas encore, direz-vous, puisqu’on en a déjà beaucoup parlé dernièrement. Mais la perspective de restrictions supplémentaires sur l’usage des matières premières fait tant de vagues dans l’industrie qu’il est difficile de l’éviter.
En résumé, le Scientific Committee on Consumer Safety (SCCS), corps consultatif de la Commission Européenne, a proposé d’interdire plusieurs matériaux de parfumerie cruciaux comme la mousse de chêne et le Lilial, et d’étendre la liste existante de 26 allergènes à plus de 100. Cette réglementation n’a pas encore été adoptée, et la décision définitive ne sera prise que l’an prochain.
J’ai déjà abordé le problème de l’escalade réglementaire dans Is Chanel No 5 Being Banned?, et mon article a suscité tant de questions et de mails que j’ai décidé de compiler mes réponses ici. C’est surtout l’industrie qui encaissera l’impact de ces réglementations, mais en tant que consommateurs nous sommes également perdants car nos parfums préférés seront soit reformulés jusqu’à en être défigurés, soit retirés du marché. Je m’interroge d’ailleurs sur la pertinence de remplacer des matériaux utilisés depuis longtemps par des ingrédients nouvellement développés dont les effets secondaires ne se manifesteront pas avant plusieurs décennies. Autant de bonnes raisons de se tenir au courant de la situation actuelle.

Pourquoi les sociétés de parfums paient-elles l’IFRA pour s’auto-réglementer ?
Le parfum n’est pas protégé par les droits d’auteur, et afin de protéger secrets de fabrication et savoir-faire, l’industrie a décidé de s’auto-réglementer. L’alternative serait la réglementation par une agence extérieure, ce qu’une industrie fondée sur le secret ne pourrait envisager.

Pourquoi se préoccuper de la protection des secrets de fabrication si on peut analyser les formules grâce aux technologies modernes ?
La chromatographie en phase gazeuse et la spectrométrie de masse ne peuvent dévoiler qu’une partie de la formule. L’huile essentielle de rose contient des centaines de composants, dont la plupart à l’état de trace, que les méthodes d’analyse modernes ne font pas apparaître. Il est également facile de tromper une machine, et plusieurs parfumeurs sont passés maîtres dans ce genre de tour de passe-passe.

Pourquoi veut-on interdire uniquement les produits naturels ?
Cela n’est pas exact. La plupart des ingrédients figurant sur la liste des produits interdits ou restreints sont synthétiques. Par exemple, le Lilial, un matériau floral vert qui produit un accord « rosée », pourrait être totalement interdit. Cette molécule aromatique développée par Givaudan est le fondement de plusieurs parfums floraux verts. On la retrouve dans  de nombreux parfums contemporains, et sans elle des classiques comme Anaïs Anaïs de Cacharel ou Oscar de la Renta perdraient leur éclat.
Si ce sont les restrictions sur des ingrédients comme l’ylang-ylang, le jasmin, l’eucalyptus, le cèdre ou l’huile essentielle d’orange douce qui ont attiré l’attention des médias, c’est pour une bonne raison. On se met plus d’huile essentielle sur les doigts en pelant une orange qu’en appliquant un parfum. L’usage du jasmin et de l’ylang-ylang dans les préparations cosmétiques et médicinales est aussi ancienne que l’humanité.

Les fabricants de matières premières profitent-ils de ces réglementations?
On entend souvent dire que les grandes sociétés de fournisseurs comme International Flavors & Fragrances, Firmenich, Givaudan et Symrise profiteraient des réglementations car elles produisent des synthétiques pouvant remplacer les matériaux naturels. Ce raisonnement ne tient pas la route, car ces sociétés produisent également la majorité des matières premières naturelles. De plus, chaque nouvelle vague de réglementations entraînent des reformulations à une échelle massive. Il faut savoir que le client d’une société de composition paie uniquement le concentré fini. Autrement dit, le travail des chercheurs pour trouver des molécules de substitution et les heures passées par les parfumeurs à reformuler sont aux frais du fournisseur.
Vous pensez qu’on pourrait tout simplement répercuter ces frais sur le prix du concentré ? Erreur. Une concurrence effrénée règne dans l’industrie du parfum, et une marque peut menacer de retirer un fournisseur de sa core list [les premiers fournisseurs auxquels on fera appel, NDLR] pour faire affaire avec son concurrent direct. Même un grand fournisseur comme Givaudan n’est qu’une entreprise modeste par rapport à la plupart de ses clients (le C.A. annuel de Givaudan est d’environ €330 millions, tandis que celui de LVMH est de €23,65 milliards). Difficile de négocier dans ces conditions.

Pourquoi les sociétés de parfum ne travaillent-elles pas de concert pour contrer les pressions de l’Europe?
L’industrie du parfum compte peu d’acteurs mais elle est extrêmement fragmentée. Des fournisseurs géants comme IFF ou Firmenich ont des objectifs très différents de ceux de maisons plus petites comme Fragrance Resources ou Mane. Le portefeuille de produits de luxe de LVMH et ses besoins diffèrent beaucoup du modèle « fast sell » de Coty. Sans une voix commune, tout lobbying est destiné à l’échec. L’industrie n’a jamais eu à s’unir, et ces réglementations mettront à l’épreuve sa capacité à surmonter ses divergences afin de concevoir une stratégie réalisable.

Pourquoi les parfumeurs se taisent-ils?
Encore une fois, il s’agit d’un vestige de la structure de guilde médiévale de l’industrie du parfum. Jusqu’à récemment, les parfumeurs n’étaient pas exposés aux médias. À ce jour, une société comme Procter & Gamble a pour politique de taire le nom des parfumeurs dans les dossiers de presse. De plus, étant donné la discrétion inhérente à l’industrie, parler ouvertement de ses problèmes ne se fait tout simplement pas. Les parfumeurs n’ont en outre aucune structure pour les représenter, aucun intitulé de poste officiel, pas même de définition de poste précise. (Heureusement,  le Cercle International des Parfumeurs-créateurs se propose de remédier à cette situation.) Bref, il s’agit d’une question d’action collective.

Pourquoi ne pas simplement indiquer les allergènes sur l’emballage comme le fait l’industrie agro-alimentaire pour les arachides, les produits laitiers ou le gluten ?
Si les marques de parfum hésitent à le faire, c’est que la liste est longue – la proposition faite à l’UE quadruplerait le nombre d’allergènes, ce qui pourrait rebuter les consommateurs. De plus, la plupart des substances allergènes ont des noms de produits chimiques totalement incompréhensibles aux consommateurs. Pour que l’étiquetage soit efficace, il faudrait les éduquer. On peut d’ailleurs se demander pourquoi l’industrie tarde encore à le faire.

Pourquoi les sociétés de parfum ne fabriquent-elles pas hors de l’UE pour éviter d’avoir à se plier à ses réglementations ?
Ces réglementations s’appliqueraient (si elles sont adoptées) à toute société souhaitant vendre ses produits sur les marchés européens. Peu importe où la société est implantée. Qu’elle fabrique ses parfums aux USA, en Chine ou n’importe-où ailleurs, si elle veut vendre en Europe, elle doit se plier aux lois européennes.

Ce ne sont que les questions les plus fréquentes, et j’en ai négligé plusieurs – la définition d’un allergène, la validité scientifique du rapport du SCCS sur les matières premières de parfumerie, entre autres. Merci de me signaler les autres sujets que vous souhaiteriez me voir aborder.

Je reprends la parole: je ne serai peut-être pas en mesure de répondre à toutes vos questions, mais si c'est impossible, Victoria (qui lit le français) en prendra connaissance pour un prochain article, que je traduirai de même!


6 commentaires:

  1. Le sujet est chaud, c'est le moins qu'on puisse dire. En fait c'est soit la Transparence soit la Prohibition. Il n' y aura pas d'entre deux, semble-t-il. D'une manière ou d'une autre ça sent un peu la fin du secret. Et le début du système D. Je sens, au doigt mouillé, qu'une forme de production/vente sous le manteau risque de se propager. Des parfumeurs "terroristes" (considérés comme tels par les tenants de la loi, mais considérés comme Valeureux Résistants par les amateurs de parfum) organiseront de petites échoppes secrètes pour maintenir la qualité. Ce sera le marché à deux vitesses. Un en surface, hyper clean et hyper contrôlé, "testé en clinique", avec des millions de flacons aseptisés ; et un autre, souterrain, mystérieux, basé sur des matières premières "hautement dangereuses" – à la fragrance incomparable, comme la mousse d'arbre, le costus, la moutarde rouge et autre datura diabolique – vendus à la demande, en flux tendu. Les consommateurs de ce marché-là devant signer une décharge face aux possibles réactions allergiques. Tu veux du vrai parfum ? Ok, signe là. Si ça gratte tu rapportes le flacon. No problem.

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  2. NLR, encore faudra-t-il se les procurer, ces MP interdites... qui les fabriquera si les fournisseurs (et les agriculteurs) ne peuvent leur trouver que des débouchés confidentiels insuffisants à assurer leurs revenus? Qui les importera? Il faut déjà remplir des fiches à rallonge -- autre aspect des réglementations européennes, car il n'y a pas que la directive cosmétique, il y a REACH. Les analyses à fournir pour les remplir ne sont pas dans les moyens des petites et moyennes maisons de composition et de matières premières.
    Je veux bien qu'on distille et qu'on enfleure tant qu'on veut, mais les belles méthodes d'extraction modernes, dans cette configuration, on mettrait une croix dessus.
    Parce que, comme disait Céline, l'épicier, il est bien gentil, mais enfin il est là. Et il faut bien vivre.

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  3. Ce sera comme une sorte de filière de la drogue. En un peu plus soft quand même, car c'est moins dangereux. On passera des flacons d'absolue de mousse de chêne dans les bagnoles, planquées dans les appuie-tête. Hop ! ni vu ni connu. En attendant que les chiens douaniers apprennent à reconnaître les odeurs de ce type-là, il va se passer un bon moment. Des distributeurs vont s'organiser, des filières odorantes vont diffuser par capillarité sociale, par tous les moyens et par tous les tuyaux possibles. Ça créera des emplois au noir, assez rémunérateurs et très fun. Pendant que les nababs de la Parfumerie LVMH verront leur courbes de vente s'essouffler étrangement. Les petits jeunes dans les cités laisseront tomber le trafic de shit et de coke pour s'engouffrer dans la rose de Damas et la tubéreuse egyptienne. Du fric à s'faire ! La brigade des stups se convertira. En fait le monde tournera beaucoup mieux comme ça. Ça sera cool.
    Non ? :-)

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  4. Et c'est pour ça qu'on en discute ouvertement sur un blog? ;-)
    En effet, il n'est pas impossible qu'un petit marché parallèle se développe mais encore une fois, ces matières premières, il faudra qu'elles soient produites... Pas sûr quand même que ça soit aussi beau que les parfums qu'on perdrait! Je préfère donc penser que l'industrie va réussir à convaincre la CE que les mesures proposées sont tout simplement ubuesques ("alors je tuerai tout le monde et je m'en irai", dit le Père Ubu...).

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  5. S'il n'y pas de lobby qui sont ceux qui veulent interdire, et pourquoi ?

    Après le scandale de Kokopelli, le scandale des normes continue

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  6. Marco, il y a une espèce de synergie entre certaines associations ou ONG et la politique du zéro-risque de nos sociétés occidentales. Les lobbies anti-parfum sont très actifs et très vocaux en Amérique du Nord, mais aussi dans les pays nordiques et en GB.

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