Les croisements
entre le parfum et la cuisine sont aussi anciens que les routes des épices. Et
assez riches pour se hasarder hors des confiseries où l’industrie semble s’être
claquemurée ces dernières années… Les nez seraient-ils en train de se hisser
hors de la cuve de caramel ? Ils semblent en tous cas chercher des façons
plus complexes et subtiles d’exprimer les notes que les services marketing
préfèrent désormais appeler « addictives » que « gourmandes »…
Pour traduire le
gustatif en olfactif, il ne suffit pourtant pas de traverser le couloir pour
passer dans le labo des aromaticiens. Notamment parce que les arômes
alimentaires ne sont pas censés être trop longs en bouche, contrairement aux
accords parfumés. Mais aussi parce qu’ils sont essentiellement censés être
perçus via la rétro-olfaction, c’est-à-dire la remontée des molécules odorantes
vers le bulbe olfactif via l’intérieur de la bouche. On ne peut donc se
contenter de faire verser la formule du pot de yaourt dans le flacon.
Il s’agit donc
plutôt de s’inspirer d’accords conçus pour les cocktails, les condiments ou les
desserts, composés en partie selon les mêmes principes que les accords de parfum…
ou l’inverse, comme le démontrent la collaboration de Jean-Michel Duriez et de
Pierre Hermé dans Au Cœur du goût,
une autre entre un grand parfumeur et un non moins grand chef cuisinier dont je
reparlerai sous peu, ou les cocktails concoctés par les parfumeurs d’IFF et le « mixologue »
du bar du George V. Lesquels parfumeurs adorent expérimenter avec les notes
alimentaires lors de présentations destinées à mettre en valeur à la fois leur
créativité et les matières premières naturelles d’IFF – je reviendrai aussi
sous peu à leurs compositions pour l’édition 2012 de leur Speed-Smelling, proposée au public dans un coffret en édition
limitée…
Chez Mane, c’est
toute la présentation 2013 qui s’est axée sur l’inspiration gustative. On se
rappellera que Mane a produit le Womanity de Thierry Mugler avec des extractions de figue et de caviar, réalisées à
partir de la méthode Jungle Essence (pour une explication technique en anglais,
cliquez ici). Ce procédé, Mane
peut l’appliquer à toutes sortes d’aliments. D’où l’idée de
ce Delicatesscent, « restaurant
de parfums » où les parfumeurs peuvent s’amuser librement avec la
palette-maison. À en juger par les thèmes et les noms, ils se sont visiblement
pris au jeu (de mots). Calembours olfactifs ou pistes de recherche qu’on
retrouvera demain en flacon ?
Puisque je n’ai
senti ces compositions que sur mouillette lors de la présentation, je ne peux
réellement m’exprimer sur elles… sinon pour dire que l’eau m’est venue à la
bouche à plusieurs reprises, littéralement. Mais j’ai pensé qu’il serait
amusant de vous dérouler le menu, pour mémoire…
Rafraîchissements
Smooth
Talk
d’Oliver Paget plonge un brin de menthe dans un Smoothie
à l’ananas, tandis que Ralf Schwieger tire un « oriental
masculin » d’un verre d’horchata
de chufa,
boisson
espagnole à la saveur amandée à base de souchet.
Cocktails
Playmate
de Cécile Matton propose une variation sur le chypre fruité où la carotte
et rhum
tiennent lieu de charpente fruitée-boisée. Plus roots, son Massilia s’inspire d’un Mauresque (pastis et
orgeat) sur fond de café. Violaine Collas, elle, se la joue Bond Girl avec Oh James !, inspiré du Vesper Martini consommé par 007
dans Quantum of Solace (un accord
absinthe, genièvre, cassis et thym limonaire).
Snacks
La Brésilienne
Claudia Carolina a tire son Peanutty de
la paçoca, friandise locale à base de cacahuète.
Toujours dans le même registre, le Macadamia
Cowboy de Mathilde Bijaoui présente un accord noisette relevé de
muscade, de gingembre et de fenugrec. Irina Burlakova joue aussi sur le salé
dans Street Scene, hommage aux pretzels
chauds dégustés sur les trottoirs new-yorkais. Jim Krivda, lui, évoque le popcorn au caramel
servi dans les Drive-in américains,
plongé dans les effluves de fleur d’oranger et de magnolia du Deep South. Enfin, Christine Nagel fait un clin d’œil aux
compteurs de calories avec À Plein Régime,
un accord galette de riz
soufflé dans un nuage poudré de musc et d’héliotrope.
Salade
Lance-roquette
de Julie Massé explore une variante inusitée de la note verte avec un accord roquette
teinté d’amertume, suscité par le galbanum, l’estragon et une molécule à
senteur de rhubarb.
Condiments
Up Up and Away! de
Mathilde Bijaoui trouve son inspiration pour le moins inattendue dans un flacon
de ketchup,
plutôt maison que Heinz (framboise, poivre long, céleri, estragon et rose).
Christine Nagel se fend d’un Harissa-pristi
qui ne revendique pourtant aucun extrait de piment.
Desserts
Forcément, ça
reste le gros du bataillon. Mademoiselle
Abricot de Violaine Collas transforme une tarte
à l’abricot meringuée en accord fruité lactonique pour
proposer un néo-chypre gourmand. Pain des Lys de Serge Majoullier arrime
la fleur éponyme à un Jungle Essence de pain
d’épices via ces dernières. Sa Passion selon le fruit laisse également aisément deviner son thème
par son titre : mais le fruit
de la passion, rendu par le procédé Jungle Essence,
se marie à une note inhabituelle de Hemlock Bleu (il s’agit en l’occurrence d’un
conifère). Toujours dans le fruit zarbi, Sophie Truitard, basée au Brésil, s’inspire
du jaboticaba,
qui ressemble à un raison noir et pousse à même le tronc de l’arbre, dans The Girl from Ipanema.
Cécile Hua, qui
travaille dans les bureaux new-yorkais de Mane, a manifestement consulté une
étude publiée par le Smell and Taste Treatment and Research Foundation de
Chicago, selon laquelle l’odeur la plus sexuellement stimulante pour la gent
masculine serait un accord tarte
à la citrouille et lavande. Dont acte avec son Pump-Kin-Up dont le nom indique assez l’effet
escompté. Plus sage, Vincent Kuczinski rend hommage à une petite madeleine
made-in-Manhattan avec Junior’s Cheesecake.
Café
Pour
réinterpréter une note déjà introduite dans la palette des masculins (Yojhi Homme, A*Men). Julie Massé passe le tablier d’une barista de Starbucks
avec l’accord moccachino
de Jungle Fever (café, noisette,
mousse de lait, cacao et fenugrec) dans un nuage de magnolia et de freesia…
Maintenant,
question : lequel de ces accords aimeriez-vous voir passer de la table à
la peau ?
Illustration :
Foodscape d’Erró (1964)
J'avais été vraiment époustouflé par l'essence de Roquette. C'est vraiment hyper intéressant. Elle avait des notes poivrées et amères, liées au vert vraiment fusant, c'est vraiment ce qui m'a marqué le plus.
RépondreSupprimer(en plus, avec le riz, la roquette c'est un de mes rares mantra gustatifs !)
Sinon j'avais bien aimé le Harissa Pristi. Et la carotte était bonne aussi :D !
Cependant, j'avoue que le côté bouffe-parfum me lasse... Même quand on joue sur des notes hyper originales (le cheeseburger, mon dieu, beurk), y'a un moment où j'ai envie de dire "c'est bon on passe à autre chose, le parfum est une entité à part entière, on est pas obligé de passer par la bouffe bien concrète pour l'apprécier".
J.
Jicky, je n'ai vraiment pas eu assez de temps pour vraiment sentir ces compositions, mais je me demande si j'aurais repéré ces notes si elles n'avaient pas été revendiquées (auquel cas elles pourraient fournir des idées olfactives intéressantes). Nommer les notes... c'est vraiment une question sur laquelle on peut s'interroger. Ça me rappelle quejJ'avais écrit un billet là-dessus l'an dernier, "Ce pâté d'on ne sait quoi". http://bit.ly/19zP0xd
RépondreSupprimerAh oui je suis d'accord : dans les parfums en tant que tels, les accords gourmands sont plutot discrets, du moins on distinguait seulement les effets (lactés, fusant, acide, sableux, etc) plus qu'un ingrédient en particulier. C'est pas plus mal d'ailleurs.
RépondreSupprimerM'en souviens de ce billet, c'était top !
Nommer les notes, c'est un jeu rigolo parfois. Après, réduire la parfumerie à ça je trouve ça vraiment dommage (mais j'enfonce des portes ouvertes ^^)
J.
Jicky, ça ouvre tout un débat, ça... Certes, se limiter à reconnaître les notes n'a pas un intérêt démesuré. N'empêche que c'est le premier réflexe (après le miam/pouah/bof), assez irrésistible. Ce qui est intéressant, c'est de voir d'où viennent les mots qu'on met sur une odeur, où ils vont, quelles histoires ils produisent...
RépondreSupprimerEn l'occurrence, ce qui m'a frappée dans Delicatesscent, c'est le côté calembour de la plupart des noms. Est-ce qu'une odeur peut être l'équivalent olfactif d'un jeu de mots? Of course!
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