Vous êtes-vous jamais
demandé pourquoi les parfums nommés d’après, et fondés sur une note dominante -- les solinotes, pour faire vite – étaient pratiquement
le réglage par défaut de la parfumerie de niche ?
Quand les premières
marques de niche sont apparues dans les années 70 – Réminiscence avec son
Patchouli, puis L’Artisan Parfumeur et Le Jardin Retrouvé – cette option était
sans doute une réaction à l’abstraction des parfums proposés par les grandes
marques. Les solinotes, plus authentiques, plus proches de la nature,
s’adressaient à une clientèle post-baba pas encore disposée à se convertir à
First, Chloé ou Opium. Annick Goutal (en partie) et Serge Lutens (jusqu’à ces
toutes dernières années) ont poursuivi dans cette veine figurative dans les
années 80-90.
Le solinote est depuis demeuré
un exercice obligé. Certaines marques ont d’ailleurs pâti lorsqu’elles ont
dévié du genre : l’exemple le plus frappant étant celui de la regrettée
Mona Di Orio, qui, peinant à imposer ses compositions plus abstraites, n’a
connu le succès qu’en se pliant à la règle du solinote avec ses Nombres d’Or.
Mais même dans les lignes exclusives de grandes marques, les vendeuses
signalent que des parfums dont le nom annonce la note dominante ont plus de
chances de succès. Ce qui explique peut-être pourquoi certains parfums se
retrouvent dotés de noms de notes alors qu’ils en ont dérivé – on songe, par
exemple, au Mimosa d’Annick Goutal ou au Cœur de Vétiver Sacré de L’Artisan.
Pourquoi ? Hypothèse :
puisque les marques de niche ne font pas de publicité, elles ne peuvent compter
sur une notoriété déjà établie, une image, comme les parfums lancés par des
marques de mode, de cosmétiques ou de luxe. La plupart des gens ne
reconnaîtront une odeur, divorcée de son support visuel, que si elle est
nommée : dès lors, l’image surgit. Un nom, une odeur faisant référence à
une chose reconnaissable fonctionneraient alors comme point d’ancrage à un
produit somme toute assez insaisissable. Sans compter que cette manie du
solinote a énormément aidé les aficionados du parfum – donc les plus ardents
propagateurs du niche – à se repérer dans la palette et à forger un
vocabulaire.
Contre-exemple : les
marques de niche qui ont un visage. Un propriétaire – créateur ou parfumeur –
qui passe bien à l’image. Ce sont souvent celles-là qui s’écartent le plus
volontiers du solinote (même s’il ne s’agit pas forcément d’une stratégie
délibérée). Annick Goutal, qu’adoraient les rédactrices beauté. Serge Lutens,
qui après avoir imposé le solinote s’en est résolument écarté. Frédéric Malle,
qui navigue entre les deux genres. Parmi les marques relativement récentes,
certaines des plus florissantes n’ont même pas tenté de se plier à la règle un
nom/une note : Juliette Has a Gun, By Kilian, Byredo, Maison Francis
Kurkdjian et dernièrement Arquiste… Lesquelles, comme par hasard, sont
représentées par un créateur plus que présentable.
Certes, la maturation du secteur
est sans doute la raison principale de cette démarche. Ces marques de niche de
la troisième vague peuvent se permettre d’aborder la parfumerie de niche comme
une espèce d’univers parallèle au mainstream (autrement dit, le mainstream, tel
qu’il pourrait être), avec des créations moins directement figuratives.
. On peut tout de même se
demander si ces marques se permettent de larguer le point d’ancrage qu’est le solinote
précisément parce qu’elles en proposent un autre : un individu, un visage,
bref, une image forte dans les médias. Le créateur, son histoire, son charisme,
jouant dès lors le rôle de « provenance », de reconnaissance, jadis
dévolu à la rose, l’ambre ou le vétiver.
Tout cela n’est, bien
sûr, qu’une hypothèse, une intuition. N’hésitez pas à l’étayer ou la
contredire !
Illustration : Rose de Robert Mapplethorpe (1986)
Cette hypothèse est intéressante !
RépondreSupprimerPour Frederic Malle, je pense pas qu'il navigue tant que ça entre deux eaux, si ? Même si tous ajoutent un autre mot pour la différenciation, il a quand même sorti son musc, son vétiver, son iris, sa rose, son Lys, de nouveau sa rose, son géranium, sa tubéreuse, et puis sa cologne (ça marche presque comme catégorie "solinote", la cologne, non ?).
Sinon je pense à une marque que l'on oublie souvent quand on fait la généalogie de la niche ! Il semble être de consensus de tracer cette histoire en l'ancrant d'abord dans le travail de Laporte pour citer ensuite Goutal et Lutens, mais, et Diptyque ? Cette dernière marque me semble-t-il fait un chemin inverse: elle a commencé par des vraies abstractions (L'eau, l'Autre, L'ombre dans l'eau, Virgilio, L'eau Lente, etc...) avant d'arriver aujourd'hui à sortir des solinotes: vetyvério, l'eau rose, entre autres... Etonnant ce chemin inverse, non ? Peut-être une façon s'immiscer rétrospectivement dans l'hypothèse "généaologique" que vous proposez.
Intéressante théorie, mes connaissances sont trop partielles et trop récentes pour vraiment argumenter pour ou contre malheureusement! Ceci dit je suis d'accord sur le fait que la dénomination d'après une note placée en position de "star" de la composition (plutôt que réellement dominante olfactivement) agit un peu comme un fil rouge auquel le public peut se rattacher pour rencontrer la marque de niche. Je vois ces compositions davantage comme des exercices de styles, dans la re-création ou la mise en valeur d'une note, qui pourraient intervenir n'importe quand dans la vie de la maison de niche (le dernier Kurkdjian est un exemple, même s'il n'est pas un soliflore au sens strict) et pas nécessairement dans sa phase d'accession à la notoriété, mais je n'ai pas assez de recul pour vraiment vérifier la validité de mon impression. Certaines maisons, et là je vous rejoins, semblent se porter très bien sans en passer par là, et au nombre des figures charismatiques on pourrait ajouter Pierre Guillaume, dont la démarche me semble plutôt reposer sur le "mix and match" (Parfumerie Générale) et le travail sur les matières (Huitième Art).
RépondreSupprimerLucas Dries, F. Malle a aussi édité En Passant, L'Eau d'Hiver, Thérèse, Dans tes Bras... en fait, peu de marques de niche se sont pliées strictement à la règle du solinote. Au fond, pendant un temps, Lutens est celui qui l'a appliquée le plus systématiquement. Nicolaï, autre "pionnière", n'est pas vraiment entrée dans le jeu non plus.
RépondreSupprimerQuant à Diptyque, en effet, c'est une marque qu'on néglige lorsqu'on fait l'histoire du niche. Pourquoi? Peut-être parce que la maison s'est initialement créée sur autre chose? Dans son cas, le trip "roots" s'est exprimé autrement, dans L'Eau, inspirée d'un pot-pourri.
L'autre veine pionnière du niche étant le parfum figuratif voire narratif (mais pas solinote), Diptyque s'y inscrit en effet. Mais si l'on considère ce qui a fait la réputation de la marque, les bougies... On revient au solinote!
Jack, je ne pense pas qu'il s'agit d'un passage obligé dans l'accession à la notoriété, mais d'un parti-pris qui a plusieurs raisons... dont l'une me semblerait la nécessité d'offrir quelque chose de concret auquel le consommateur peut "s'accrocher" en l'absence de visuel. Je ne pense pas d'ailleurs qu'il s'agisse d'une démarche consciente et délibérée -- on pourrait même parler d'un inconscient du genre!
RépondreSupprimerMerci de signaler Pierre Guillaume, en effet, côté image, il assure!
Bonjour Denyse,
RépondreSupprimerje vous suis totalement dans votre explication et j'avais peu ou prou la même mais sûrement moins bien formulée.
Années 90 : Abstraction du main-stream, illisibilité de ses formules : on crée le solinote. On comprend,on adhère. ça réinitialise. Les vétivers, roses,figuiers se multiplient, il faut passer à plus de sophistication tout en restant dans la lisibilité, faute d'image comme vous les faites justement remarquer. On triche aussi, comme Le Labo qui donne un nom de composants simple à une formule sophistiquée. On initie quand même l'amateur en herbe en lui glissant le nombre de composants.
On passe à la narration. Une voix noire, une fumerie turque, le Bosphore, la forêt enchantée, bref, les composants forment un tout explicite. On a au-delà du plaisir d'exciter ses neurones olfactifs celui de stimuler ceux de l'imagination(on se crée une image et on se recompose comme un puzzle l'univers évoqué).Le même plaisir demeure : on comprend. Pour moi, c'est une des clés maîtresses. On n'est plus passif mais bien un initié.
Le main-stream "sur-illustre" presque toujours le même thème : la femme, la séduction sur tous les tons. Le niche réenchante.
Dernière évolution pour moi, la dernière pub Dior pour J'adore : le nom des composants est cité, la formule est révélée. Le summum du main stream, soumis à la force concurrente des marques montantes, déchire le voile et adopte les codes les plus opposés à sa recette de succès.
Une preuve de plus que le main-stream et la parfumerie d'auteurs sont bien près de fusionner. À suivre...
Hélène
Hélène, merci d'avoir enrichi ce billet: je n'ai pas tellement abordé le parfum narratif, c'est bien évidemment l'étape qui succède. Ce qui m'intéresse le plus dans votre commentaire c'est qu'il souligne ce que mon billet laisse en filigrane: l'appel à la participation, l'initiation de l'amateur (au sens noble du terme).
RépondreSupprimerOn en revient de toute façon à la même question, incontournable : celle de l'image. L'image, l'image, et encore l'image. Que ce soit l'image que le chaland se figure quand il lit "Rose trucmuche", qui l'informe sur ce qu'il va sentir dans la jungle ; l'image de Pierre Guillaume bronzé en chemise blanche et mèche rebelle (whaaaaa hé les fiiiilles !) ; ou encore l'image de tel star dans la campagne Chose, eh bien il FAUT de l'image car il y a toujours, peu ou prou, appropriation. S'il n' y a pas d'image, pire encore : d'image de marque, le public se détourne, n'a pas confiance. Ou alors il faut un concept vraiment nouveau, qui renouvelle les codes, prend le public par derrière, l'étonne et le bouscule. Mais nous n'allons pas, chère Denyse, faire de ce fil un "think tank gratuit" pour l'industrie – comme vous l'aviez très justement noté il y a peu. Ils n'ont qu'à se creuser la tête, après tout ;-)
RépondreSupprimerBy the way et en sautant du coq à l'âne, avez-vou lu, su, senti quelque chose de l'Enchanted Forest" de B.Duchaufour ?
RépondreSupprimerJ'aime l'idée et j'aime l'idée de la formule. (comme quoi, je suis la parfait cliente du niche...)Un prochain billet d'humeur peut-être ?
Hélène
oh il me semble avoir vu et senti rapidement qq chose dont le nom approchait.... mais je n'een suis pas sûre. Qq chose de très pêche en tete, un peu "kir peche", je n'ai pas été "enchantée", mais ej ne suis pas objective, les notes fruitées (surtout fruits jaunes et fruits rouges) m'évoquent tellement les yaourts à la cantine pr le côté arôme industriel que meme de qualité, je m'en détourne.
RépondreSupprimerNLR, le rapport odeur-langue est si ardu, si peu développé, qu'en effet il faut proposer quelque chose qui accroche, déclenche l'imaginaire. Voilà pourquoi le parti-pris "odeur pure" (puritain) de C. Burr me paraît difficile à tenir. Il y a *toujours* autre chose que l'odeur.
RépondreSupprimerHélène, je sais que ça a été fait pour Fragrantica... qui justement, côté image, enfin... disons que c'est pas forcément ça. Mais non, je n'ai pas senti, BD m'a juste parlé du bourgeon de cassis. Je n'arrive plus à suivre sa prolifique production!
RépondreSupprimerSophie, pas sûr en effet qu'on parle du même truc, en tous cas d'après la description que BD m'en avait faite. M'enfin, faudra mettre le nez dedans!
RépondreSupprimerComme tu dis.
RépondreSupprimerSi découvrir la parfumerie de niche revient à pénétrer dans une forêt mystérieuse, alors ces ingrédients nommés deviennent des arbres familié. Avec leurs noms nouveaux et mystérieux.
Des repères familié pour ne pas s'égarer dans se labirynthe, après avoir tourner en rond plusieurs fois on comprend qu'on est repassé devant l'ambre plusieurs fois.
Et familié comme "familier", comme un animal apprivoisé.
Pour tisser la métaphore du parfum qui n'a que son nom -faute de pub- pour guider le client audacieux :
Moins d'argent dans la pub, plus d'argent pour les ingrédients coûteux et leur signatures olfactives, une richesse qui participe de l'intime entre l'homme et le parfum.
J'arrive encore à me rappeler l'effet que m'a fait Dzongkha.
Parfums de "niche", marque "confidentielle", relation "intime". C'est peut-être parce qu'on n'est pas invité à s'identifier à l'égérie de la campagne de pub -coucou Julia Roberts-, à rentrer dans un moule, qu'on peut mieux se dire que ce parfum est une relation intime. Et s'abandonner au mensonge amoureux qui consiste à croire que ce parfum n'a jamais dit "je t'aime" à d'autres avant nous.
Autre métaphore : les Lutens chez Sephora. C'est tellement niche que s'en est presque hardcore. Intime comme un tour dans le palais des glaces déformantes d'un cirque. Ses orphelins du Palais royal sont plus doux : el attarine, sarrasins, la myrrhe, même iris silver mist, de profundis. A de nombreuses expressions prêts, les exclusifs sont d'attachant Pierrots lunaires nocturne, et la ligne export des petits bagarreurs duirnes.
Ce qui est assez "inversé", les marques font de leurs parfums charmeurs leurs ambassadeurs, et les compositions audacieuses et fulgurantes des parfums exclusifs.
Julien, j'aime bien cette idée de mensonge amoureux... Mais tout parfum qu'on fait sien, c'est comme un vieux standard de jazz qu'on interprète. Comme une histoire d'amour, au fond. Des trucs par lesquels tout le monde est passé, mais qu'on rend unique. Même le best-seller le plus resucé, le jus le plus indigent, peut être interprété de façon émouvante par celui/celle qui le porte... et par ceux qui l'aiment.
RépondreSupprimer