jeudi 27 septembre 2012

Serge Lutens: Fleur Blanche, Voix Noire (et tirage au sort)



Tous les matins, Serge Lutens écrit pendant quelques heures. La nouvelle que lui a inspirée Billie Holiday, d’après ses collaborateurs, n’était pas à l’origine censée devenir un parfum. D’ailleurs, nous précise-t-on, c’est la première fois que l’un de ses textes complétés préexiste au parfum qu’il accompagne. La première fois aussi qu’il cite nommément une muse.

Billie, le récit offert aux journalistes lors du lancement, ne parle pas directement de parfum, bien qu’il s’y trouve tout ce qu’il faut pour en composer un. Tabac. Rhum. Poudre. Gardénia. Mais il évoque indirectement son pouvoir de métamorphose.

« Essentiellement, aux objets qui ne sont pas sur qui, originellement, ils eussent dû se trouver, j’accorde le pouvoir de transfert et à terme, peut-être, de métamorphose. Vous êtes possédé. Une couleur, un geste, une coiffure marquent l’affiliation. Je connais cela. Par eux, au plus haut ou en terre, vous êtes porté. Vous ne vous appartenez plus. »

Si pour Santal Majuscule, Serge Lutens évoquait la princesse qu’il devenait, écolier, en étudiant le Moyen-âge, ici c’est le spectre de Lady Day qui le pénètre comme un parfum :

« Si je vous parle de Billie, c’est sûrement un moyen détourné de le faire de moi-même. Le « je » m’est difficile. Ne vous trompez pas, je ne suis pas avec, mais en Billie.
Dès que sur un drame de velours, montait sa voix, mes talons se haussaient. Le drap de serge d’une jupe droite entravait ma démarche. Un même tailleur mettait mes épaules au carré. Sans papier Job et pas plus de tabac, je tenais haut ma cigarette. Le temps d’un My Man, je devenais Billie ou une cliente chic traversant son chant. »

Lutens, qui a débuté dans le visuel, n’a cessé de glisser des odeurs aux mots, et dans cette métamorphose qui le fait tendre vers l’écrivain, ses textes sont devenus indissociables de ses parfums. Ils seront d’ailleurs bientôt consultables sur le site de la marque, en cours de refonte – qu’une maison de parfum se fasse, en quelque sorte, maison d’édition (voire moyen d’auto-publication)… pourquoi pas ? Certaines des expériences les plus intéressantes en ce moment dans le parfum relèvent de dispositifs pluridisciplinaires plutôt que de l’odeur pure. Dans le cas présent, le diptyque parfum/nouvelle (qui esquisse un triptyque puisqu’une compilation de chansons de Billie Holiday était offerte aux journalistes) est ce que Serge Lutens émet.

Est-ce « tricher » que de charger Une Voix noire (le parfum) de la beauté et du pathos de la voix de Billie Holiday, de sa légende ? D’enrôler son fantôme en muse lutensienne ? En quoi cela diffère-t-il, au fond, de la résurrection numérique de Marilyn Monroe par Dior pour les spots J’Adore ?

J’aime croire que l’idée de tricher ravirait Serge Lutens. Mais si on l’en croit son histoire – et pourquoi pas ? Se non è vero, è bello –, lors de cette séance de spiritisme, ce n’est pas que la fleur qui a été arrachée à la chanteuse puisque Lutens-Tirésias dit avoir été possédé par Billie Holiday en l’entendant chanter… Billie est d’ailleurs l’histoire (réinventée) de la façon dont ce fameux gardénia est apparu dans ces cheveux brûlés par un fer à friser. N’oublions pas que Lutens a débuté comme coiffeur – 

« peut-être vous étonnerez-vous qu’un outil de coiffeur ose sourire, mais de la même façon que les oiseaux à longs becs et particulièrement les pélicans se moquent de nous, les fers à friser sont non seulement doués pour nous jouer des tours, mais aussi pour s’amuser de ceux qui en sont victimes. »
Un buisson de gardénia arrosé de rhum pousse sur ce « Tombeau pour Billie Holiday », narcotique, teinté d’un relent de chanterelle (l’effet persiste longtemps dans le développement), mais pas aussi décadent que dans le défunt Velvet Gardenia de Tom Ford.  En écho à l’ambiance rétro du récit, c’est un peu à Fracas qu’on songe en sentant Une Voix Noire (les deux parfums, après tout, portent des noms sonores), bien que cette voix noire chante sa romance deux octaves en dessous des trilles de colorature de Fracas, tirée vers le grave par un brouillard baumé de rhum et de tabac blond. Mais la puissance, le volume, le capiteux relèvent du spectre de Fracas. J’ai toujours cru que si la tubéreuse était une corruptrice, le gardénia était une fleur corrompue, mais Une Voix noire donnerait presque à Tubéreuse criminelle des airs de débutante, lorsqu’on dépasse l’étrangeté initiale de cette dernière…

Avec Fracas, mise à part l’évidence des fleurs blanches, Une Voix noire partage le musc et un fruité-sucré qui s’exprime dans les notes de tête par un effet presque bubble-gum à la fraise, intensifié par le côté « arôme au raisin » caractéristique des fleurs blanches. Le rhum assombrit cette douceur (un effet que l’on retrouve par ailleurs dans le Vamp à NY d’Olivia Giacobetti pour Honoré des Prés). Sur la carte olfactive, Une Voix noire pourrait également voisiner avec le Sweet Redemption de Calice Becker pour By Kilian.

Il ne faut pas s’attendre à tomber sur un soliflore gardénia photo-réaliste dans la loge de Lady Day. Ce n’est qu’une partie de l’histoire. Quant à savoir si l’histoire nous induit à trouver le parfum meilleur… Disons que comme les photos, les voix enregistrées – Edison avait d’abord conçu le phonographe pour préserver le souvenir des chers défunts – ou les fleurs qui poussent dans le Jardin du Bien et du Mal, les parfums peuvent ressusciter les morts.
Est-ce le cas de la Voix noire empruntée par Serge Lutens? Qu'on ne s'y trompe pas plus qu'il ne nous ment: il s'agit ici d'un Lutens "en" Billie, comme on dirait "en travesti".

Puisque la maison Serge Lutens m’a fait cadeau d’un beau flacon, je peux en partager un échantillon avec vous. Laissez-moi un commentaire et je ferai un tirage un sort.

Pour en savoir plus sur Billie Holiday, sa biographie et sa place dans l'histoire du jazz, cet essai, "Voix sans issue", de l'anthropologue Jean Jamin (cliquez ici). C'est de là que j'ai tiré l'image de Billie Holiday à l'Olympia en 1958.

Ajouté le 2 octobre: Le tirage au sort est maintenant terminé.

24 commentaires:

  1. Oh! I'm hoping you write an Anglo-friendly version of this. Though, the things I do understand - "bubble-gum à la fraise" - have me worried. :-|

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  2. Je crois très fort au pouvoir de conjuration des parfums - non seulement vis-à-vis des êtres, mais aussi (surtout?) pour des moments de vie et des états d'esprit. La raison pour laquelle je suis une proie consentante pour les messages un brin cryptiques de Serge Lutens? Allez savoir....
    Très joli papier en tout cas, Denyse. Mais au fond, avez-vous aimé Une voix noire, ou vous contenterez-vous de l'admirer de loin?

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  3. Je reprends quelques points du joli commentaire de Jack : j'adore qu'il qualifie de cryptiques les messages de Serge Lutens,terme aussi sophistiqué que l'est le créateur, je suis moins sensibles à ce style à la limite de l'alambiqué, mais si ça le porte vers la création, il a toute ma tolérance. JE porte un coup de chapeau en tout cas au nom qui, à l'opposé, est pur et très beau.
    Et oui, Denyse, qu'en est-il de votre avis, il me manque aussi ?
    Bravo pour ce très joli papier.
    Hélène

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  4. Jack Sullivan, en effet j'ai évité de me prononcer de manière tranchée. J'ai aimé. Je le vis comme beaucoup plus puissant que Victoria de Bois de Jasmin, peut-être parce que j'ai l'habitude de me doucher de parfum quand je teste.

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  5. Elle a chanté "I Must have That Man", à la lecture je chante aussi...I Must Have That Perfume" Immédiatement envie d'écouter Billie, à défaut de sentir.
    bises ann

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  6. Billie est la Sophisticated Lady par exellence, la beauté et le déchirement, le si doux chagrin qui nous hante comme un poing.
    Si Lutens a saisi/traduit/compris ne serait-ce qu'une partie de l'être derrière le personnage, sa profonde musicalité, sa recherche, son élan alors il a surement créé un grand parfum. Merci pour de beau texte que vous nous offrez, et pour l'occasion de peut-être découvrir ce parfum

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  7. Je suis content de voir que vous le rapprochez de Fracas. J'ai trouvé la filiation évidente !

    Sur la durée, Une Voix Noire m'ecoeure. Je ne sais pas si c'est à cause de cet effet ''fleur blanche sucrée'', mais rien que le fait d'avoir quelqu'un a coté de moi qui le sent sur touche ou sur peau et le mal de tête se fait sentir.

    Je pensais que Mr Lutens aurait fait preuve de plus de créativité et d'audace, en poussant la facette brûlée, voire même cramée si je puis me permettre. Malheureusement, j'ai l'impression qu'il s'est cantonné ici à un gardénia simple et conventionnel. J'avais imaginé cette creation à la hauteur de la beauté décadente et Baudelairienne d'une Tubéreuse Criminelle.

    Dommage pour moi !

    Patrice

    PS: je suis ravi d'avoir pu vous rencontrer à plusieurs reprises la semaine dernière, aux Rives de la Beauté !

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  8. Ann, en effet, c'est d'ailleurs ce que je fais en ce moment!

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  9. Des que j'ai porte Une Voix Noire, j'ai tout de suite pense aux bonbons Jolly Rancher (grape flavored hard candy). J'ai beau me forcer, je ne trouve pas le tabac ni meme le rum dans cette composition. Par contre l'effet narcotique est vraiment present, avec ces notes poudrees metalliques pour moi il n'y a pas de doute, il y a une ou deux lignes de cocaine dans ce parfum! Si je devais comparer Une Voix Noire avec un autre "gardenia", ce serait Adieu Sagesse pour ses notes metalliques et poudrees mais surtout pour ce musc infernal en fond meme s'il n'y a pas de notes fruitees dans le tres beau parfum de Jean Patou.



    Emma

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  10. Isayah, c'est à moi de vous remercier pour votre beau commentaire. Je ne saurais trop vous recommander, si vous aimez la Dame, la lecture de l'essai que j'ai mis en lien à la fin de ce billet.

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  11. Patrice, heureusement que je n'ai pas réagi comme vous par le mal de tête, mais il m'est arrivé de buter sur le même écueil qu'avec Fracas en portant Une Voix noire. Une sorte de tessiture avec laquelle je ne peux pas toujours habiter. J'y vois purement une question de goût personnel, cela dit.

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  12. Emma, je n'ai pas Adieu Sagesse sous la main (ou le nez) pour comparer. Mais musc infernal, c'est une bonne manière de désigner cet effet dans Une Voix noire! Sur moi le tabac ressort (plutôt doux et baumé, très très légèrement cuiré). Le rhum est plutôt une chaleur qu'une odeur.

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  13. très beau texte, vous réussissez à me donnez envie de lire écouter et sentir La Voix Noire...
    merci pour la référence à l'article de J.Jamin, très enrichissant. Déjà je connaît mieux Lady Day & me donne envie de l'entendre d'une autre oreille.

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  14. On habite des textes, des mots et des personnes, et je ne sais si ce matin ce sont les paroles de Lutens; le spectre de la voix de Billie ou bien plutôt les mots qui sont vôtres qui me donne la brutale envie de sentir Une Voix Noire.
    Il est bon parfois d'être un peu hanté par l'indécision, vague sentiment d'avoir été convaincue sans savoir de quoi...

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  15. Violaine, ravie de vous avoir fait découvrir cet article, que je compte relire plus attentivement (pas évident sur écran...).

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  16. Amandine, je crois qu'on pourrait appeler cela de la séduction (sens initial: détourner de sa voie, même si en l'occurrence il s'agirait peut-être plutôt d'un détournement de voix).

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  17. 10L'approche de ce parfum m'est difficile, enfin pour l'instant, alors que je n'ai toujours pas eu la chance de l'essayer. J'ai un peu de mal à appréhender le sens, l'intention et la nature du lien qu'il revendique avec la sublime Lady... Cela m'échappe.
    Quant au parfum lui-même, ce que j'en ai lu, ici et ailleurs, me trouble, m'attire et en même temps..comment dire ?..m'inquiète presque, me repousse, même si ces mots sont lourds et inexacts..
    Attirance et répulsion. Et enfin, au-delà, ce que je pressens : l'impression d' un Grand parfum.

    alizarine

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  18. Alizarine, il me semble que le rapport, c'est tout simplement le gardénia qu'elle portait dans ses cheveux... et ce rapport presque magique que Serge Lutens confie avoir éprouvé avec elle en l'écoutant.
    Etre attirée et repoussée à la fois par l'idée d'un parfum, c'est finalement peu courant, non? Assez pour s'y intéresser.

    Par ailleurs, sur un plan plus prosaïque, vos commentaires vont toujours directement dans ma boite à spam, c'est pour ça qu'ils ne s'affichent pas immédiatement. Je ne comprends pas pourquoi...

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  19. Belle présentation, je lis cet article comme j'écoute une bonne revue film/polar sur TSF jazz... Je suis une adepte du five o'clock au gingembre. Un parfum mixte très anglosaxon et old school. Je suis fascinée par ce monde insaisissable, une fragance de prohibition, qu'un parfum peut ressusciter... un "quelque chose noir".
    Laetitia.

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  20. Laetitia, merci. Je suis une grande amoureuse des films noirs et du jazz, moi aussi. Ce parfum est dans l'ambiance!

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  21. Bonjour
    C 'est la première fois que je laisse un commentaire mais je suis ce blog avec une infinie attention.
    Quel plaisir de vous lire .
    Vous parlez tous et toutes si bien du parfum.
    J'ai envie de laisser mes impressions sur " Une Voix Noire"
    Lutensaddict farouche, je commande chaque année la nouvelle création dés sa sortie et j'avoue quelques déconvenues ( Fourreau Noir ou MKK )
    Je ne suis , par contre, pas du tout sensible à tout ce fatras de mots qui entourent chaque nouvelle sortie.
    Le Blabla Lutensien me laisse froide et me lasse même souvent.
    Je ne parle pas du parfum comme vous tous , par contre, le Jazz, ça me connaît.
    ( J'en mange matin midi et soir; mon mari et mes enfants sont musiciens, soufflants et jazzeux)
    La description d' Une Voix Noire évoquait pour moi cette ambiance électrique juste avant chaque concert, quand chacun arrive avec son instrument, tout le monde parle , rit, balance des plaisanteries.
    Ou alors un dandy comme James Copley le chanteur de Electro DeLuxe
    Et quelle surprise à l'ouverture du flacon (après avoir éventré la paquet )
    Un mélange de Giorgio de Beverly Hills et de chewing gum qui m'a écoeuréé.
    Je précise que je portais depuis des années Tubéreuse Criminelle
    Mais voilà!! au bout de quelques dizaines de minutes, j'ai ressenti ce bonheur que j'avais éprouvé pendant un concert de Flavio Boltro à Vienne par une douce soirée d' été .
    J'étais accro.
    Sur moi, aucune note de rhum ou de fumée, juste une douceur indéfinissable, avec peut-être un peu de prune et loin du Fracas que portait ma mère.
    Je me sens juste moi.

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  22. Que dire, sinon vous remercier de vos mots ? Vous me donnez envie de revisiter Une Voix Noire (en écoutant, pour le coup, Betty Carter).

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