L’un des aphorismes les plus drôles de Karl Lagerfeld, selon moi, est le suivant : « Avec un sac à main, on fait tous la taille mannequin. »
Ce qui explique pourquoi les marques de mode se font des fortunes à nous vendre ces articles souvent très coûteux et « aspirationnels », comme on dit, comme la plupart de leurs accessoires : contrairement à leurs vêtements, on peut les porter à tout âge et toute taille.
On pourrait évidemment dire la même chose du parfum. La plupart de ceux qui l’achètent le font pour posséder un peu du mythe : quelques gouttes de Chanel, de Prada ou d’Yves Saint Laurent, parce que c’est tout ce qu’on peut s’en offrir à part leurs lunettes de soleil ou leurs cosmétiques.
Mais le parfum diffère radicalement du maquillage. J’y ai de nouveau songé en lisant les nombreuses chroniques consacrées à l’interdiction, au Royaume-Uni, de deux pubs pour des fonds de teint pour cause de publicité mensongère, l’une de L’Oréal avec Julia Roberts, l’autre de Maybelline avec Christy Turlington, dont les traits sont si lourdement retouchés par Photoshop qu’elles en deviennent presque méconnaissables.
Lorsque j’étais rédactrice en chef d’un magazine féminin, je songeais souvent au fait que par définition, ces magazines se nourrissent de nos insécurités. Leurs articles nous proposent toutes les façons imaginables de devenir de meilleures amantes, de meilleures mères, de meilleures professionnelles, de meilleures cuisinières ; d’avoir un teint, une silhouette, une déco, un look parfaits. Évidemment, comme on vit dans le monde réel, on n’a ni le temps ni les moyens d’appliquer le programme. En fait, les magazines féminins sont comme les consultants en entreprise : si on se plante, c’est qu’on n’a pas bien suivi leurs conseils. Et pourtant, on continue à consulter, dans l’espoir qu’on finira un jour par arriver à faire tout bien comme on nous a dit. Sauf pour la taille XXS (à moins d’avoir les gènes idoines), ou le Photoshop portatif. Du coup, même dotées d’une estime de soi conséquente, il y a forcément un moment où on regarde l’instantané pris à la dernière soirée entre copains, qu’on la compare à n’importe-quelle photo sur papier glacé, et qu’on se jure que dorénavant, on optera pour la burka.
Le parfum agit autrement. Il n’est pas destiné à raboter nos rides ou notre tour de taille, ou à singer le look des people. Sa beauté convient à tous les âges, à toutes les morphologies : nous pouvons la porter tous les jours, toute la journée. Contrairement aux sacs à mains, il ne hurle pas « Regardez, je peux me payer un Prada ». Parce que même si vous achetez un parfum Prada parce que c’est un Prada, personne ne le saura. Et que même si vous portez votre parfum griffé à cause de la griffe, il agira autrement qu’un rouge à lèvres, des lunettes de soleil ou un sac à main : pas seulement vers l’extérieur, mais à l’intérieur, par l’air que vous respirez. Le parfum n’a pas besoin de miroir pour produire la beauté et en cela, dans notre société du tout-à-l’image, il est subversif.
Évidemment, les grandes marques comptent toujours sur l’image de créatures à la beauté surhumaine pour nous vendre leurs jus : portez-moi, dit le flacon, et un pschitt vous donnera un orgasme/ vous procurera le grand amour/ vous fera tomber toutes les filles ou tous les garçons. La pub se fonde sur le visuel, et la plupart des marques n’ont pas trouvé le moyen de sortir des scénarios rebattus qui font que toutes les pubs finissent par se ressembler, comme tous les parfums qu’elles vendent, d’ailleurs.
Nous sommes à l’ère du parfum-Photoshop, et comme la plupart des gens qui achètent ces parfums n’en retirent pas de satisfactions esthétiques ou affectives, juste la petite satisfaction de s’être offert un peu d’image en flacon, ils ne s’y attachent pas. C’est pourquoi la parfumerie de niche, qui ne fait pas de pub et qui, dès lors, ne joue pas sur nos insécurités, est le seul secteur de l’industrie à afficher une croissance. Malgré la multiplication de nouvelles marques moins originales, et une escalade des prix destinées à titiller les snobs et les oligarques par leurs promesses d’exclusivité, le parfum de niche demeure, à cause de son business-model, essentiellement plus honnête parce que son sujet reste le parfum.
Il y a, si l’on veut, quelque chose de l’ordre de l’abnégation dans le parfum, parce que sa beauté nous permet d’oublier la nôtre, ou ce qui fait qu’on ne se trouve pas beau/belle. Il irradie vers le monde, mais aussi en nous, invisible. Il nous procure donc un plaisir esthétique pur en nous faisant vivre dans la beauté.
Allez demander ça à un sac à main. La moitié du temps, on n’arrive même pas à y retrouver ses clés.
Illustration: Mats Gustafson pour Alexander McQueen
Brilliant post;I could no more agree
RépondreSupprimerMerci Catherine. Ça m'est venu comme ça. Et un samedi matin!
RépondreSupprimerBonjour Denyse,
RépondreSupprimerComme toujours, c'est un plaisir de lire vos articles(et puis de les relire quelques mois après). Je suis complètement d'accord avec vous, les grands sacs à main du type Prada(que les espagnoles ont l'habitude de porter sur une de leurs épaules, toujours la même) ne permettent presque jamais de trouver la trousse des clés alors que l'on souhaite ouvrir une porte, le télephone portable (qui est devenu un gadget en miniature alors que les sacs deviennent énormes) et autres choses indispensables...
Cordiales salutations.
Dans un livre rayon développement personnel (on a tous nos moments désespérés), j'avais lu un paragraphe très éclairant.
RépondreSupprimerIl expliquait que la plupart des slogans "Apprenez ça en 10 leçons" "Devenez ça, c'est facile" comportent une psychologie inversée.
Cette psychologie inversée c'est le message "si vous n'y arrivez pas, c'est de votre faute, puisque c'est facile".
Avec pour conséquence d'amoindrir la confiance en soi, quand malheureusement on en a besoin pour tenir des résolutions.
"Contrairement aux sacs à mains, il ne hurle pas « Regardez, je peux me payer un Prada »." :D
C'est une dynamique très rarement abordée, mais qui crève les yeux pourtant. Le fait que beaucoup de comportement "de séduction" n'ont en fait pour cible que les congénères du même sexe. Et pas de séduire le sexe opposé.
Il en va de même pour la queue du paon (et le complexe de la queue tout court chez les hommes), qui ne sert à impressionner que les autres paons mâles d'après les biologistes.
Le contenu des journaux féminins semblent souvent destiné à des femmes pour impressionner d'autres femme.
Les exemples sont faciles à trouver : un homme ne vérifie pas la marque du sac à main, du tailleur, ou des lunettes, pour trouver une femme charmante. Ni si l'écharpe est vraiment faite de soie. Ou que le maquillage fait naturel. Généralement ils ne perçoivent que l'effet général produit par tel accessoire bien choisi.
Bref, l'important, ce n'est pas d'être ça ou ça, mais de ne pas avoir de complexes. Pour se sentir bien dans sa peau et dans sa tête.
"aspirationels" est un joli mot. Presque marketing.
Il s'agit de copier et d'emprunter les signes extérieurs de richesse de ce qu'on perçoit comme une classe supérieure. Comme si on achetais son ticket d'entrée.
Aveux d'admiration, aveux de soumission, un peu d'aveuglement.
Cela donne souvent lieux à des faux pas, et des résultats assez tristes : l'horrible consensualisme du collier de grosse perle blanche, la femme qui a décidé de porter toutes ses bagues et tous ses bijoux en or en même temps, l'homme qui a pour costume hugo boss pour parfum hugo boss et pour philosophe préféré hugo boss, le goût pour le sac Louis Vuitton (motif moche sur cuir brun caca, que ce soit la contrefaçon ou le vrai quel intérêt?).
Bref à moitié une prétention qui rapproche du ridicule, et à moitié une envie touchante de reconnaissance qui se heurte souvent à de l'indifférence.
Pourquoi ne pas aimer les beaux objets pour ce qu'ils sont?
Bonjour Denyse,
RépondreSupprimerMerci pour ce post, instructif et stimulant, comme d'habitude.
Cela m'a fait penser à quelqu'un qui disait, en substance, "le métier des publicitaire est de vous dépouiller de votre estime de soi pour vous la revendre à prix d'argent".
Mais vous avez raison, le parfum de niche est relativement à l'abri de cette logique.
Henri
Un petit mot pour te remercier... Tu as couché sur ton clavier un sentiment que je partage en tout point avec toi. Alors, je ne vais rien rajouter, juste y penser un peu, et sourire.
RépondreSupprimerVizcondesa, le rapport des femmes à leur sac à main est encore une autre histoire! C'est vrai qu'on a tendance à y fourrer nos vies toutes entières... ce sont, d'une certaine manière, des compagnons. Qu'on adore les lignes, la texture du cuir, la beauté des finitions, je veux bien. Ce qui m'exaspère, c'est le "It bag" (bien que j'en possède, eh oui, au moins deux dans ma collection...).
RépondreSupprimerJulien, en effet, une grande part des efforts que font les femmes sont destinés aux autres femmes. Sans vouloir donner dans la thèse psychanalytique, disons que le problème qui se pose est le suivant. Pour l'homme, un appendice certes toujours en danger de ne pas être à la hauteur des performances escomptées, mais enfin, bien là, et qui dit "je suis un homme". Pour la femme, une incertitude: est-ce que je suis assez femme? Celle qui l'est, "La Femme", n'est-ce pas l'autre?
RépondreSupprimerL'exemple de Prada est très parlant: pour moi, c'est justement une mode de femme intelligente, avec toujours un très léger détail de proportion, de style, qui fait à la fois "ingrat" et chic. Un style de femme assez puissante pour se foutre de plaire aux hommes. Chez Prada, c'est à mon avis très assumé.
Quant aux manuels "self-help" qui nous viennent des USA... ils m'énervent prodigieusement, justement parce qu'ils sont en réalité très culpabilisants. Ben non, la beauté, la richesse, la santé, le succès ne dépendent pas forcément que de nous.
Henri, c'est exactement ça. Il y a fort longtemps, je discutais des magazines féminins avec une grande pionnière, Juliette Boisrivaud, qui a fondé le Cosmo France. Elle me disait qu'il fut un temps où la presse féminine avait joué un rôle essentiel, ne serait-ce que dans l'information sur la santé, l'hygiène, les droits des femmes et qu'elle s'était transformée entre la fin des années 80 et des années 90 en pur support à pubs. D'où une logique déjà en oeuvre dès le départ, mais qui a presque entièrement pris le pas sur la fonction journalistique de cette presse: il s'agit de la même logique que celle de la pub.
RépondreSupprimerJuliette, merci! Il y a tout de même de quoi sourire, parce qu'en effet, le parfum, bien qu'il soit une marchandise, peut avoir quelque chose d'un peu subversif, qui échappe à la logique du spectacle.
RépondreSupprimerTrès bel article Denyse, qui donne à réfléchir...mais sur les sacs à mains...je ne peux pas être tout à fait d'accord avec vous.
RépondreSupprimerJ'ai un seul sac à main digne de ce nom, et dont je ne pourrais me passer, il est d'une marque italienne assez confidentielle, mais n'apparaît pas un seul logo ni étiquette ni quoi que ce soit qui puisse de près ou de loin faire reconnaître ladite marque. Juste un cuir fabuleux, une poignée magnifique, et...cela suffit amplement. Je ne l'ai pas acheté parce qu'il était cher, mais précisément parce qu'il n'était pas siglé. J'ai bavé pendant des mois devant la vitrine d'une belle boutique à San Remo, et sagement attendu qu'il soit en soldes. Mais il ne n'était pas encore assez, et j'ai donc attendu encore. Le magasin arrêtait cette marque (anti it-bag) et il ne restait plus que ce sac. Eh bien, il a fini par être vraiment très soldé, et personne n'en a voulu. Alors que je trépignais sur place, les autres clientes, toutes occupées à leurs Gucci et leurs Prada, l'ont à peine regardé.
Je vais vous faire bondir, mais cela m'a fait le même effet qu'acheter un très beau parfum de niche. La qualité des matières, la rareté de la démarche artistique, l'indépendance (par rapport aux tendances), la discrétion de l'appartenance. le luxe qui ne se voit pas, le seul vrai luxe en somme. Pourvu que la parfumerie de niche ne cède pas aux sirènes du marketing. J'ai eu un pincement au coeur, à Monaco. Sur un bus était placardée une énorme pub sur la seule parfumerie de niche de la ville, du style pub Sephora. Cette boutique ne désemplit pas, et je peux vous dire, pour en connaître certaines, que les clientes ne sont pas forcément conscientes de la beauté de ce qu'elles achètent. C'est uniquement le snobisme qui leur fait pousser la porte, et je trouve que les marques dites de niche commencent à dangereusement jouer sur ce terrain-là. Jusqu'au jour où ces mêmes clientes se lasseront et passeront à un autre concept. Bon, c'est une question insoluble, car ne sommes-nous pas tous un peu snobs ici ? Boris Vian n'hésiterait sans doute pas à nous donner la réponse !
Narriman
Narriman, loin de moi l'idée de dénigrer le sac à main: le sac à main est mon ami. C'est un investissement fort, financier et affectif.
RépondreSupprimerQuant aux snobs... je ne les dénigrerais pas non plus. Ce sont les Madame Verdurin de ce monde qui s'aventurent sur les terrains esthétiques moins fréquentés, certes par snobisme, mais qui finissent souvent par faire accepter les innovations.
Si les marques que nous aimons devaient se contenter des enthousiastes pour survivre, elles mettraient peut-être la clé sous la porte.
De plus, comment savoir si ces personnes qui se précipitent sur les parfums plus rares rien que par snobisme n'en éprouvent pas de surcroît de plus belles émotions que celles que leur procurent un quelconque jus à griffe plus connue? Il faut bien un début à tout, et on ne sait pas ce qui se passe dans leur tête... C'est justement cela la force du parfum, que de faire passer l'émotion même chez ceux qui n'ont pas forcément les mots les plus raffinés pour l'exprimer.
Ah oui, là-dessus, tout à fait d'accord avec vous. Moi-même je ne me considère ni comme une personne raffinée ni comme une spécialiste (un peu snob, oh que oui), mais le parfum me procure cette émotion intense, qui touche, d'une certaine manière, au sacré. Et je pense quand-même, à force de lire ici et là et de sentir, pouvoir aujourd'hui distinguer un jus médiocre d'un beau parfum. Je ne suis quand-même pas certaines que ce soit le cas des clientes auxquelles je pensais et, c'est terriblement cruel de dire cela, mais de si beaux parfums portés par elles...ce serait presque dommage ! J'ai l'occasion, parfois de discuter avec cette engeance, et il n'a, malheureusement, jamais été question d'émotion, mais plutôt d'appartenance à une caste. Mais vous avez raison, sans elles, comment ces marques survivraient-elles ?
RépondreSupprimerN.
Narriman, mais enfin! Ce qu'elles achètent ne nous l'enlève pas, il y en a assez pour tout le monde! Cela me rappelle mon exaspération lorsqu'une copine très snob exultait d'un voyage dont je rêvais, qu'elle allait faire dans des conditions privilégiées (et c'étaient surtout ce privilège dont elle se vantait). Je me disais que pour elle, il n'aurait pas la même résonance que pour moi. N'empêche qu'elle en est revenue éblouie.
RépondreSupprimerC'est drôle ! C'est drôle, et c'est juste ! ;)
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