Limpide mais allusive; capable de camper une idée en quelques traits tout en laissant subsister entre les lignes un espace ouvert à l’interprétation… L’écriture de Jean-Claude Ellena reflète parfaitement sa parfumerie : il éclaire d’ailleurs le processus de la première lors qu’il décrit la seconde. Ce qui n’a rien d’étonnant, car plutôt que de recourir à l’habituelle comparaison entre la musique et le parfum, Ellena dit qu’il se considère comme un « écrivain d’odeurs »…
Le genre littéraire de son deuxième livre, Journal d’un parfumeur (chez Sabine Wespieser Éditeur, à paraître le 5 mai) est beaucoup moins contraignant que celui, plus didactique, de son « Que sais-je ? » Le parfum dont plusieurs passages auraient pu être rédigés par un non-parfumeur. Alors que les pages les plus intéressantes traitant de son processus de création, par exemple la façon dont il associe les odeurs par leurs contiguïtés pour trouver des accords – de la feuille de géranium au goudron de bouleau en passant par la truffe noire, l’huile d’olive et le castoréum -- étaient aussi, en quelque sorte, les moins appropriées à ce genre d’ouvrage encyclopédique, ce qui avait incité quelques confrères à marmonner que le livre aurait plutôt dû s’intituler « Le Parfum d’après Jean-Claude Ellena ».
Le Journal d’un parfumeur couvre la période allant du 29 octobre 2009 au 13 octobre 2010, celle de l’élaboration d’Iris Ukiyo-e et d’Un Jardin sur le toit, ainsi que d’ajouts à venir à la collection des “Eaux”. Jean-Claude Ellena y relate ses activités, son quotidien, ses voyages, ses déclencheurs d’inspiration… La forme journal lui fournit une structure littéraire assez libre pour aborder divers thèmes liés à sa propre démarche et au fonctionnement de l’industrie : ce journal relève aussi de la forme littéraire du fragment. Il s’agit bien là, d’ailleurs, d’un travail littéraire – la réputation de son éditeur, Sabine Wespieser, est impeccable dans ce domaine – et non d’un quelconque exercice de communication déguisé. La sobriété du ton, le refus d’effets de manche littéraires ou de métaphores spectaculaires, laisse deviner la pudeur de l’homme, et sans doute aussi le respect avec lequel il aborde l’acte d’écriture – mais également, on peut l’imaginer, un respect de soi qui interdit les épanchements. Ellena dit bien qu’il préfère les longs regards aux longues phrases.
Comme ses parfums, le journal est régi par une esthétique de la transparence et de la soustraction. Beaucoup est dit en peu de phrases – bien qu’il ne prenne pas d’élèves, Ellena est un excellent pédagogue, l’un des rares parfumeurs à la fois capable et à même d’expliquer son art au grand public. Le Journal d’un parfumeur lui permet d’ailleurs d’aborder plusieurs sujets.
Sa façon de travailler, par exemple : lorsqu’il esquisse un nouveau parfum, il ne fonde pas ses essais successifs sur une formule initiale mais recommence chaque fois à neuf, pour ne ressentir l’ensemble des essais que plus tard, de façon à ce que chacun trouve « sa propre expression. » « De fait », écrit-il, « je poursuis simplement un propos d’artiste, celui qui cherche et, parfois, trouve. »
Ou encore, son point de vue sur le marketing, avec un coup de griffe aux chefs de projet qui choisissent de travailler avec de jeunes parfumeurs et qui, « s’appuyant sur les tests du marché, (…) épuisent les connaissances de ces jeunes créateurs, en multipliant les demandes d’essais journaliers et en méprisant le temps nécessaire à l’évaluation et à la réflexion. » La manie actuelle de faire travailler ces parfumeurs en équipe est de même fustigée, car elle dilue « l’investissement affectif ».
Son jugement sur les parfums d’avant les années 1970, « complexes plutôt qu’ordonnés, ils étaient empilement, accumulation, ajout, et ne permettaient qu’une seule lecture » est opposée à la démarche a adoptée par la suite : « Je n’empile plus les composants, je les juxtapose ; je ne les mélange plus, je les associe. Mes parfums sont des parfums achevés mais non finis. (…) Dans cette approche, il n’y a de ma part aucune volonté d’imposer, mais un besoin permanent d’éveiller le plaisir, la curiosité, l’échange. Ainsi je laisse volontairement des vides, des « blancs », dans les parfums afin que chacun puisse y ajouter son propre imaginaire ; ce sont des “vides d’appropriation”. »
En parlant de Diorissimo, abordé lors d’une visite de jeunes parfumeurs, Ellena distingue l’odeur du parfum : celle du muguet n’est que le point de départ, dit-il, à laquelle il faut « ajouter la part de nous-mêmes : nos désirs et, la chose la plus complexe, notre personnalité. (…) C’est la part de nous-mêmes que nous révélons quand nous construisons un parfum. »
Et c’est bien cette personnalité qui se révèle ici… J’ai jadis résumé le style de Jean-Claude Ellena en trois mots : transparence, traçabilité, minimalisme. Il a récusé le troisième, en soutenant que contrairement aux Minimalistes, il ne s’était jamais affranchi de la figuration. Dont acte : on peut substituer le mot « concision » à celui de « minimalisme ». Mais la transparence de ses parfums, la traçabilité dont il joue lorsqu’il communique sur eux (sources d’inspiration, emploi de matériaux synthétiques) est bel et bien ce qui informe ce livre. Non seulement l’auteur avoue-t-il son angoisse, notamment lorsqu’il entame l’écriture d’un nouveau parfum, ou l’inquiétude qui le taraude parfois de s’enfermer dans un style, mais il propose certains exercices qui permettent de mieux appréhender sa saisie olfactive du monde, ce qui est rarissime dans un métier qui a tendance à conserver jalousement ses secrets – pour « protéger le rêve », nous dit-on…
Le livre se conclut donc sur un Abrégé d’odeurs, 18 esquisses d’illusions olfactives -- jacinthe, tilleul, pistache, chocolat, pommes ou dragées… Les proportions n’en sont pas livrées bien qu’une formule de parfum en cours de création figure dans le livre. C’est d’ailleurs sur cette question des proportions que l’auteur nous laisse sur notre faim. Suivant un passage qui relate ses relations avec Edmond Roudnitska, il explique qu’il s’est affranchi « de l’harmonie classique qui s’exprime par les proportions, convaincu que les rapports d’odeurs étaient plus importants. » L’étude d’analyses scientifiques sur la façon dont les fleurs émettent leur parfum, dont la composition peut varier fortement au cours du cycle biologique « tout en préservant son identité », l’a conforté dans cette approche.
C’est là que la transposition de l’art de la parfumerie à celui de l’écriture rencontre sa butée. Certes, on peut comprendre le propos en sentant une fleur aux diverses étapes de son existence, mais pour saisir l’impact de son discours sur les rapports entre les odeurs, ou même pour récréer les haïkus olfactifs proposés dans L’Abrégé, il faudrait avoir les matériaux sous la main : tôt ou tard, le parfum se plie au dogme de la présence réelle…
L’autre limite de ce passage d’un art à l’autre, ou plutôt ce qui les distingue, est souligné par Ellena lui-même. Contrairement à l’écrivain, le parfumeur peut littéralement changer le sens d’un « mot », par exemple en faisant passer l’ionone bêta de son sens traditionnel, « violette », au sens « thé » ; l’alcool phényle éthylique peut pivoter de « rose » à « saké » ou « riz cuit »; on peut faire dire « poivre » à l’iso E de Poivre Samarkand lorsqu’on lui fait rencontrer l’absolue de feuille de violette… Cela étant, le mot verbal reste nécessaire pour que le mot odeur émerge : bien des gens ne sentiront ni la rose, ni le saké dans l’alcool phényle éthylique avant qu’on ne le leur dise. L’illusionnisme olfactif repose sur l’aptitude du récepteur à connecter les odeurs aux mots.
Mais quelles que soient les passerelles entre les arts – Ellena fait également assez fréquemment allusion à la peinture --, pour que celui du parfumeur puisse s’exercer, il vient un temps où il doit se dépouiller des mots, des images et des souvenirs associés à une odeur :
« Quand je ne peux plus la décrire, qu’elle a une consistance, une profondeur, une largeur, une épaisseur, quand elle devient tactile, que la seule représentation que j’en ai est physique, je peux la mettre en forme et créer. »
Le parfum a son langage propre. Jean-Claude Ellena en est l’un des meilleurs traducteurs.
Téléchargez des extraits du Journal d’un parfumeur sur le site de Sabine Wespieser Éditeur.
J'ai trouvé ce livre remarquable, puisqu'il fait entrer le lecteur dans le quotidien du parfumeur (le marché où il sent des poires ; son nez "exacerbé" qui lui fait sentir les odeurs des gens, même les plus camouflées.
RépondreSupprimerUne chose m'a un peu surpris, le passage sur les classiques de la maison Hermès, qui pourraient disparaître sans souci économique puisque une nouveauté se vend bien mieux qu'un ancien parfum.
En découle l'idée de travailler certaines de leurs particularités, comme Cuir de Bel Ami : un futur olfactif passionnant...
Si tout se passe bien, j'animerais une conversation avec JC Ellena qui présentera son livre en juin, à Strasbourg, à la Librairie Kléber. Je vous diffuserais la date, dès qu'elle sera fixée, pour ceux que cela intéresse...
Laurent, en effet, le livre offre une vision jusqu'alors inédite du métier. Même si certains aspects en sont atypiques -- JCE dispose d'une liberté de création et de discours bien supérieure à celle de la plupart de ses confrères -- c'est une belle façon de faire connaître cet art à un public cultivé, mais pas forcément initié.
RépondreSupprimerJe serais aussi extrêmement curieuse de connaître ces réécritures des classiques de la maison auxquelles travaille JCE... Soit dit en passant, il n'est pas strictement exact que tous les parfums Hermès soient toujours en production: le remarquable Doblis de Guy Robert n'a été que brièvement réédité, et Germaine Cellier avait créé pour eux une Eau d'Herbes que je donnerais cher pour sentir...
En tous cas, oui, tenez-moi au courant de cette rencontre à Strasbourg!
l'eau d'hermès n'est pas de Roudnitska Denyse ?
RépondreSupprimerMerci pour ce très bel article, et encore une fois pour ce travail critique juste et qui donne envie de sentir encore et toujours.
Personnellement le discours d'Ellena me fascine, même si au quotidien, son style de parfumerie n'est pas vraiment le mien, exception faite de l'eau de gentiane, et du plaisir toujours renouvelé à sentir Terre sur certains proches (pas tous), ainsi que le concentré d'orange verte.
Andy
Andy, l'Eau d'Hermès, oui. Mais L'Eau d'Herbes, dont j'ai découvert l'existence sur le site de la SFP (http://www.parfumeur-createur.com/article.php3?id_article=39) est bien de Mme Cellier.
RépondreSupprimerEn effet, c'est un discours passionnant, qui je l'espère encouragera d'autres parfumeurs à s'exprimer plus avant... Chose intéressante, JCE signale que si Terre d'Hermès est un best-seller, il s'étonne du relatif insuccès d'Un Jardin après la Mousson qu'il considère comme sa plus belle composition florale.
Bonjour Denyse,
RépondreSupprimerje peux parler d' « Un jardin après la mousson » du point de vue espagnol. Les espagnols raffolent des parfums surtout à cause des notes de tête, les toutes premières. En ce qui concerne ce jardin en particulier, il est vrai que ce sont surtout ces notes qui ne plaisent guère. Il est vrai également qu'à Madrid, il faut attendre au moins une heure ou même une heure et demie, pour apprécier le travail de JCE; donc, si on teste sur la mouillette et que les notes de tête ne sont pas convaincantes ou même désagréables, on jette tout simplement la mouillette. Seuls les passionnés des parfums qui n'ont pas aimé ces premières notes sont tout de même capables de vaporiser le jus sur la peau et attendre.
La maison Hermès à Madrid se plaint que le public n'ait pas, soi-disant, « fait confiance » à ce jardin.
Ces derniers temps j'ai lu beaucoup de commentaires sur le nouveau jardin sur le toit ce qui m'a donné l'envie de les tester tous à nouveau. Lors de ces tests olfactifs, je me suis rendue compte que, peut-être à cause du climat si différent, l'évolution des jardins n'a rien à voir avec la pyramide olfactive dont j'ai trouvé maintes descriptions. Dès que j'aurais fini de tester les jardins je vous écrirai un mot à ce sujet.
A bientôt,
Vizcondesadesaintluc
Vizcondesa, il y a bien longtemps que je ne suis pas allée à Madrid, et donc que je n'ai pas testé la façon dont les parfums y évoluent -- un climat en général très sec, si mes souvenirs sont bons... Peu propice aux parfums de JCE en particulier, ou à certains types de parfum?
RépondreSupprimerBonjour à nouveau Denyse,
RépondreSupprimerLes parfums JCE tout simplement évoluent d'une façon très différente, par exemple "Un jardin sur le toit" d'abord on ne sent que la "patte Ellena" sans nuances et une odeur de bitume/ goudron, il faut attendre, sur la mouillette, au moins vingt minutes ou même une demi-heure pour que la pomme verte se fasse évidente. Sur la peau l'évolution est encore plus lente, on sent tout d'abord le "mélange Ellena" et la note goudron puis au bout d'une heure ou même une heure et demie on sent la pomme verte. Une fois que cette Eau a évolué sur la mouillette, comme sur la peau, l’odeur tout de même persiste.
Un jardin sur le Nil: ce jardin ne met pas autant de temps à montrer ses diverses facettes, au bout de quarante minutes sur la peau (donc quinze, vingt minutes sur la mouillette) le parfum ressort, mais attention! Alors que je lis bien des blogs français et on fait mention à une odeur de mangue, en Espagne tout le monde sent les fleurs et personne n'est capable de discerner cette odeur de mangue (ceci dit tout le monde raffole de ce jardin).
En général les parfums signés JCE sont très populaires en Espagne sauf, peut-être, "Un jardin après la mousson". Surtout quand vient l'été et que les espagnols ont besoin de se désaltérer, ils choisissent très volontiers des parfums JCE car ils représentent d'une façon ou d'une autre, l'odeur de l'eau.
A bientôt !
Vizcondesa, intéressant! je sais que les Espagnols raffolent en général des odeurs fraîches, surtout les citrus, lorsque j'allais souvent en Andalousie je retrouvais des litres entiers d'Agua de ceci ou de cela dans les salles de bain!
RépondreSupprimerSalut Denyse,
RépondreSupprimerSi par hasard vous venez à Madrid il faudra absolument que nous fassions des promenades olfactives pour que vous testiez les Eaux suivantes: Alvarez Gomez (la jaune, celle que les espagnols ont utilisé pendant quarante sans interruption et beaucoup continuent d'utiliser aujourd'hui), toute la gamme "Agua de Sevilla", évidemment toute la gamme Loewe, "Abril" par Vittorio e Lucchino (qui sont espagnols et s'appellent Victor et Luis) de la fleur d'oranger et du jasmin, une Eau de toilette qui est parue en 1995 et dont les espagnoles ont raffolé (et aussi certaines italiennes) et finalement les produits de "la Violeta" une maison à Madrid qui ne fait que des produits dérivés de la violette, bonbons, bombons au chocolat, pétales de violette glacés, eau de toilette, lait pour le corps...
Je suis sûre qu’il y pas mal de références à tester, il faut tout simplement que je réfléchisse encore….
A bientôt!
Vizcondesa, on a fait une embardée par rapport au sujet, mais, oui, j'espère bien un jour pouvoir passer par Madrid, ne serait-ce que pour retourner au Prado, ce qui est une nécessité presque physiologique pour moi! Mais ça n'est pas dans les projets du moment...
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