La première personne à m’avoir malaxé les seins en 2011 était une blonde avec une queue de cheval. Le fait qu’elle soit en uniforme n’a pas rendu l’expérience plus piquante. J’avais été sélectionnée pour une fouille aléatoire à l’aéroport de Montréal lors de mon vol de retour vers Paris. J’ai refusé tout net d’entrer dans le four à micro-ondes nouvellement installé, non par pudeur mais parce que je ne tiens pas à soumettre mon corps à un scanner dont les effets à long terme sur la santé restent inconnus. D’où : « fouille tactile » (ça n'a même pas chatouillé). Au moins, les services de sécurité ne se sont pas intéressés au petit atomiseur étiqueté à la main niché contre ma Ventoline dans le sac Ziploc réglementaire. J’aurais sans doute préféré larguer mon broncho-dilatateur plutôt que de jeter ces quelques gouttes d’élixir dans la poubelle bourrée jusqu’à la gueule de shampooings, dentifrices et pots de peanut butter. Dans le froid suffoquant des hivers canadiens, c’est le parfum qui m’a toujours tenu lieu de Ventoline…
Lorsque j’arpente les trottoirs glacés d’Ottawa rien que pour sentir mon corps bouger – du complexe résidentiel où habitent mes parents, il n’y a nulle part où marcher qui ne soit une boîte éclairée au néon où l’on vend les mêmes choses que partout en Amérique du Nord – je plonge le nez dans le col de ma fourrure aspergée d’Avignon ou d’Encens Flamboyant. Je choisis en général des encens pour ces séjours hivernaux, non pas à cause de leurs connotations religieuses (j’ai été baptisée, mais si je mets les pieds dans une église, c’est uniquement pour des raisons artistiques), mais parce que leurs odeurs sèches, carbonisées, répondent par leur minéralité au néant aveuglant de la neige. Je les vaporise dehors, et uniquement sur mon manteau, car mon père a depuis longtemps décrété que les parfums lui donnaient la migraine.
Comme toujours, j’ai emporté un Tupperware bourré d’échantillons à tester durant mes vacances de Noël, dans l’espoir de pouvoir rédiger quelques notes. Mais comme mon père est un peu souffrant, je préfère ne pas lui infliger la cacophonie des mouillettes qui ne manquerait pas de filtrer de ma chambre. Mes petites bouffées d’Avignon et d’Encens Flamboyant – qui sentent si peu le « parfum » qu’avec un peu de chance, mon père ne les identifiera pas comme tel – demeurent mon seul lien, ténu, aux senteurs les plus antiques du Vieux Monde…
Tout au long de mon séjour familial, ma mère n’a cessé de me demander : « Pourquoi écris-tu sur le parfum ? Tu l’as toujours aimé, mais enfin, tu aurais pu choisir bien d’autres sujets qui t’intéressaient tout autant. »
J’aurais pu répondre que chacun de ces souffles de beauté était ma protestation contre ce monde toujours plus standardisé de centres commerciaux et fast-foods où j’ai choisi de ne pas vivre ; que ces essences de fleurs, d’épices et de bois poussées sous des cieux plus cléments proclamaient mon refus absolu de ces hivers interminables supportés toute ma jeunesse. J’aurais pu dire qu’en m’inondant de senteurs suaves, je rachetais ces minuscules pschitts de Sublime dont elle empreint un mouchoir en papier qu’elle glisse en douce sous son oreiller ; qu’en bonne fille, je me révoltais contre la Loi du Père. J’aurais pu ajouter que le parfum était la langue du pays que je m’étais choisi ; que c’était, sans doute, mon pays invisible et sans frontières, et que je devais apprendre sa langue.
Je n’ai rien dit. Certaines paroles doivent être écrites, pas prononcées – mais je sais qu’une personne au Québec, ma tante Sylvia, prénommée en l’honneur d’un lied de Schubert par mon grand-père mélomane, lira sans doute ces mots. Elle comprendra, car cette langue, elle la parle.
Illustration: Giuseppe de Nittis, La Patineuse
votre texte est très bien écrit, très beau, émouvant, et me donne envie de vous lire encore et encore, y compris dans ces lignes où vous ne décrivez pas un parfum mais vous-même. Bravo, bravo et encore bravo pour ces mots justes.
RépondreSupprimerBonne année, Denyse, en te souhaitant (et du même coup en souhaitant à tes lecteurs fidèles) une inspiration intarissable! Le parfum, comme la musique, impalpable, débride l'imagination, les souvenirs, la nostalgie, toutes les émotions et donne naissance à de beaux textes chez quelqu'un qui a le talent de faire chanter les mots comme toi! Et parce-que c'est la liberté, un parfum n'est pas composé que de ses ingrédients, mais de tout ce que notre mémoire y associe! Merveilleux Schubert, voici un link de ma version préférée pour ceux qui ne connaitraient pas! http://www.youtube.com/watch?v=14AT7-79oJk
RépondreSupprimerPS: j'aimerais bien savoir quel parfum porte la muse de Schubert? Ou à défaut, ta tante ;)
RépondreSupprimerPPS:J'ai trouvé, "Après l'Ondée"! Zut, râté pour ma bonne résolution 2011: arrêter les com's en plusieurs parties qui donnent l'impression que je me parle toute seule :D
RépondreSupprimereh-andy, que dire d'autre que merci?
RépondreSupprimerClochette, pour ma part, c'est la voix de Gérard Souzay qui a bercé ma petite enfance. Le style est démodé, et depuis, toutes les interprétations possibles des lieder de Schubert ont intégré la discothèque de mon père -- j'aurais d'ailleurs aussi bien pu dire que mon pays, c'est la musique, mais en fait, c'est autre chose: la musique est ce en quoi je crois. C'est ma foi.
RépondreSupprimerClochette, la Silvia de Schubert, je ne sais pas... Ma tante portait Light Blue la dernière fois que je l'ai vue, mais porte aussi Aromatics Elixir (je préfère) et a jadis aimé Miss Dior. Elle m'a interrogée sur Vent Vert, jamais senti, mais dont le nom la séduit... hélas, je ne pourrai jamais le lui offrir dans sa "vraie" version.
RépondreSupprimerC'est incroyable que tu dises ça, Denyse, parce-que souvent c'est ce que je dis quand on me demande si je suis catholique, que la musique tient lieu de religion! Evidemment c'est une image, mais parfois, avec certaines oeuvres, ça peut être littéralement le cas! En tout cas, c'est sûr que tes mots se sentiraient chez eux aussi en parlant de cet univers-là...
RépondreSupprimerDisons que la musique est une foi qui ne demande pas d'adhésion à une idéologie... En tous cas c'est celle que je partage avec ma famille du côté paternel, mais lorsque j'écoute mon cousin musicien de jazz m'expliquer des structures musicales, j'ai bien peur de manquer cruellement de connaissances pour écrire sur ce sujet de façon éloquente.
RépondreSupprimerLa musique, le parfum, j'aime énormément vous lire Denyse. Joyeuse année 2011! Grosses bises de l'Espagne!
RépondreSupprimerC'est le genre de texte que j'adore lire et qui me fait ne effet boeuf ! Merci encore et bises à tantine ...
RépondreSupprimerBienvenue à la maison !
RépondreSupprimerJe me réjouis que l'année commence sur ton blog par un post aussi personnel et je me permets de souhaiter que ton corps de déesse, ayant retrouvé sa mère patrie, soit soumis à des palpations, plus, plus... enfin plus !
Vizcondesa, muchas gracias, y un fuerte abrazo de Francia!
RépondreSupprimerCharles, si Sylvia lit ceci elle appréciera...
RépondreSupprimerThierry, en effet, la blonde en uniforme n'était pas au registre de mes fantasmes... et "davantage" étant l'un de mes mots préférés... (permets donc que je lutine, cette poitrine angevine...)
RépondreSupprimer[ Ma petite cousine voulait savoir ce qu'était une vocation et je n'ai pas réussis à lui expliquer clairement... Je pense que je lui ferai lire ce très beau texte la prochaine fois ! Même si ce n'est pas sa finalité, la définition est bien mise en lumière =) ]
RépondreSupprimerAu passage j'en profite pour vous avouer, Carmen, que je vous lis souvent, toujours avec le même plaisir ! Bonne année 2011 !
Phoebus.
Phoebus, vocation vient de "voix", "appel"... C'est se sentir appelé vers une voie. Celle que je suis est l'écriture, mais le parfum y mène. Ou est-ce l'inverse? Comme la musique, affaire de composition.
RépondreSupprimerBravo et merci pour ce texte.
RépondreSupprimerEt aussi merci pour écrire en général d'ailleurs, parce que c'est toujours un bonheur de vous lire et toujours inspirant.
D., merci à vous. Je relis Roland Barthes ces derniers temps et même si ni le style ni le sujet ne nous rapprochent, c'est une inspiration que de retrouver l'écriture d'un auteur qui a formé mon esprit... J'espère.
RépondreSupprimerDe l'encens l'hiver ? Mais certainement! Souvenez-vous de "NU" d'YSL, aujourd'hui "disparu" ... Quel scandale ! Heureusement, il m'en reste un peu.Je suis d'accord, Denyse : l'encens défie le froid.
RépondreSupprimerZab63, hélas, Nu manque à ma culture... heureusement, en un sens, puisqu'il désormais hors de portée. Quant à moi, je poursuis sur ma lancée avec Serge Noire et L'Heure Mystérieuse. Ce qui pose d'ailleurs un problème pour rédiger des avis car mis à part Avignon, j'ai déjà écrit sur tous ces parfums!
RépondreSupprimerUne fois de plus, vous aurez saisi l'air du temps. Serge Lutens se rapproche de son enfance, et nous en livrera une évocation intimiste prochainement...et vous, par ce texte magnifique et presque cruel parfois, vous nous livrez également un bout de secret.
RépondreSupprimerVous aurez donc sans doute saisi l'air du temps, qui après la profusion numérique et le vertige anonyme, aspire à plus d'intimité, partagée avec de parfaits inconnus, mais pas si inconnus que çà, puisqu'ici même, les lecteurs ont sans doute en commun - même si certains ne se sont jamais rencontrés - de l'intime....au sens de l'expérience olfactive, charnelle, sensuelle.
Votre texte m'a fait penser à un très beau poème, "Et la terre se transmet comme la langue".
"Toi le héros qui gis sur les pains d’avoine et le duvet des amandes, nous embaumerons de rosée la plaie qui tarit ton âme, nous l’embaumerons du lait d’une nuit éveillée, de la fleur de l’oranger, de la pierre qui saigne, du chant, notre chant, et d’une plume prise au phénix."
Vous avez choisi votre patrie, et son langage.
C'est sans doute la plus belle chose que l'on puisse accomplir.
Narriman
Narriman, merci pour ce magnifique texte de Mahmoud Darwich. Le blues de l'exilé volontaire ne sera jamais la douleur de ceux qui sont privés de pays, mais la poésie peut leur être une langue commune, qu'elle soit en paroles ou en odeurs.
RépondreSupprimertres beau texte, emotant, touchant
RépondreSupprimeret merveilleuse anee 2011 à toi
piouuu les fautes
RépondreSupprimeremouvant, et année
j'en profite pour parler de "nu" de st laurent, la version edp est largement superieure a la version edt (plus timide, diluee)
Merci Véro, et bonne année à toi aussi!
RépondreSupprimerHumm, ça fait bien refléchir ce texte... moi avec mes trois patries, mais dans aucune desquelles je ne me retrouve entièrement. Peut-être que je devrais plutôt me considerer comme toi citoyenne de la patrie du parfum...
RépondreSupprimerTara, ou alors qu'on se sent chez soi dans un territoire aérien, sublimé, non?
RépondreSupprimerC'est peut-être ça en effet!
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