Sentez les cinq nouvelles compositions de Mathilde Laurent pour Cartier et vous croirez savoir de quoi il retourne. Citron vert. Iris. Fruits. Encens. Fumée.
Mais plongez-y le nez, et vous basculerez de l’autre côté du miroir, à murmurer, comme Alice, « de plus en plus curieux ». Les senteurs semblent voler en éclats ; chaque fragment reflète en la déformant une facette du parfum initial. Reculez d’un pas pour retraverser le miroir, et vous retrouvez le parfum dans sa totalité. Et pourtant, l’image s’est légèrement distordue. Vous avez erré à votre insu dans un univers parallèle : il s’est infiltré dans votre nez.
Mathilde Laurent est peut-être en train d’inventer, littéralement, une nouvelle grammaire parfumée. Au fil des Heures de Cartier, on se rend compte qu’on ne la connait pas du tout, pas vraiment, malgré Aqua Allegoria Herba Fresca et Pamplelune ; malgré Guet-Apens, sans doute le meilleur Guerlain des dix dernières années ; malgré le détonnant Roadster, son premier lancement à grande échelle depuis Shalimar Eau Légère en 2003 (bien qu’elle ait signé Ensoleille-moi pour Gas Bijoux en 2006).
Qui est Mathilde Laurent ? Comment fonctionne son esprit ? Quel processus a donné naissance à ces parfums si déconcertants ? Que s’est-il passé, au cours des années durant lesquelles elle s’est éclipsée, après avoir été engagée par Cartier pour composer des parfums sur mesure ?
J’ai rencontré Mathilde dans son laboratoire, dans les bureaux de Cartier – une beauté acérée, glamour-punk avec ses cheveux bicolores à la Debbie Harry qu’elle tortille sans cesse en chignon, vêtue de noir parisien. Quelques mots sont inscrits à même son bureau ; une citation de Serge Lutens est tracée sur une fenêtre : « Le style est une conséquence. »
« J’ai toujours du mal à expliquer mon style », dit Mathilde, « et cette phrase m’a éclairée. Tous les créateurs ont un style, mais ils l’ignorent… Mon style, on pourra en parler dans trente ans ! »
« J’ai une espèce d’inconscience magnifique par rapport aux enjeux », ajoute-t-elle quand on lui demande comment elle en est arrivée aux compositions éminemment non-commerciales des Heures du Parfum. « Cette inconscience me sauve. C’est un truc précieux, qui me donne beaucoup de liberté. Je n’utilise aucun ressort habituel de la parfumerie d’aujourd’hui. Je ne suis tellement pas moulée par le marché, par aucun truc, je n’ai eu aucune chance d’en acquérir. »
Avant de boire, elle respire l’odeur du thé fumé que j’ai choisi dans sa collection, pour l’assortir au parfum que je porte, son XIII, l’heure « inventée ». C’est d’ailleurs parce les odeurs l’ont intéressée dès son plus jeune âge qu’elle est entrée dans la profession.
« Ça m’est venu très tard, de vouloir travailler dans le parfum. Je m’en foutais. On m’a dit que le métier de parfumeur existait parce qu’on me voyait tout sentir. Je ne pensais pas au parfum : pour moi, c’étaient les odeurs des gens. À quinze ans, j’ai commencé une collection de miniatures. J’aimais bien les déboucher pour les sentir. Je me suis rendue compte que je reconnaissais le parfum sur les gens. C’est alors qu’on m’a parlé de l’école de parfumerie. »
Mathilde n’a pas encore terminé ses études à l’ISIPCA lorsque Guerlain lui offre un contrat à l’issue d’un stage non rémunéré. Elle a vingt-trois ans. Jean-Paul Guerlain la prend sous son aile et Mathilde est plongée au cœur du métier de parfumeur. Elle l’accompagne en Tunisie pour assister à la distillation de la fleur d’oranger, se rend en Italie pour la bergamote, en Turquie pour la rose, à Grasse pour le jasmin, à Mayotte pour l’ylang-ylang. Elle pèse des formules à l’usine Guerlain : des cuves entières de Shalimar, L’Heure Bleue, Mitsouko, Vol de Nuit, Chamade…
« J’avais le nez plongé dans des containers de coumarine ; je suis entrée dans une pièce où des sacs de castor étaient suspendus à sécher. Un jour, Jean-Paul Guerlain m’a demandé de choisir des rochers d’ambre à acheter. Il m’a laissée une heure seule dans la pièce. Il s’est contenté de me dire : “L’ambre, ça doit sentir le pain de seigle et le crottin de cheval.” »
Immergée dans les matériaux nobles, Mathilde a fait son apprentissage à l’ancienne auprès du maître, sans passer par les grands labos pour travailler sur des briefs marketing. Après son départ de Guerlain en décembre 2004, elle est engagée par Cartier en février 2005 pour composer des parfums sur mesure destinée à la clientèle du grand joaillier – ce qui, selon Luca Turin, représentait « le plus triste gaspillage de talent humain depuis que Rimbaud a décidé d’étudier le génie civil ».
On se prend à rêver en songeant à ces parfums que seuls quelques privilégiés auront la chance de sentir… Ou à se dire qu’au fond, découvrir un parfum qui emmène là où l’on ne croyait jamais aller parmi les centaines qui s’alignent en rayon est peut-être plus attrayant, au fond, que d’avoir un produit fait sur mesure, selon ses désirs…
« Je ne travaille pas qu’avec les désirs exprimés puisque souvent, ils ne les expriment pas. Donc je travaille avec mes désirs, en suivant la vie des gens, leurs désirs inconscients. Si l’argent n’est pas un problème, on devrait commander un parfum sur mesure comme un collectionneur s’achète une œuvre d’art. On devrait choisir son artiste. Voulez-vous un Francis Kurkdjian, un Jean-Michel Duriez, un Mathilde Laurent? Ce n’est pas une question d’argent, mais de style. »
Dans le prochain post: avis sur Les Heures de Cartier, commentées par Mathilde Laurent.
Le très beau portrait de Mathilde Laurent est paru sur le blog d'Elisabeth de Feydeau. Je vous invite vivement à découvrir le questionnaire qu'elle a soumis à Mathilde.
Ouf, moi qui croyais que le méchant fisc ne te laissait même plus le temps de faire une traduction !
RépondreSupprimerJe crois déjà entrevoir pourquoi cette collection ne fera pas doublon avec celle de VC&A ou d'autres... Je suis très intrigué, j'attends la suite avec impatience...
Les parfums sont-ils déjà en vente ?
Thierry, non non, c'est de répondre à mon avalanche de courrier lié à la vente et de semer mes colis dans Paris... En plus, j'ai envie de faire justice à cette rencontre.
RépondreSupprimerLes Heures de Cartier seront mises en vente en novembre, donc bientôt. Et, non, ça n'a rien, mais alors rien à voir avec les VC&A: c'est une oeuvre, une écriture, un univers déconcertant...
bravo pour ce super article!
RépondreSupprimerjuste je voulais préciser que la cologne 68 a été créée par Sophie Labbé avec ma modeste participation!!
b
Sylvaine: oups! Je précise que cette attribution n'est pas le fait de Mathilde. C'est mon erreur à moi toute seule, que je m'empresse de rectifier.
RépondreSupprimerQuelle personnalité attachante transparaît dans ces interviews! J'aime bien sa réponse à la question:"Jean Patou disait: « Ne faites rien de laid, on pourrait vous l’acheter », qu’est-ce que vous en pensez? Sublime !!! et malheureusement trop vrai ! il semble que ce soit devenu la règle du marché parfum d’aujourd’hui !!!! " On pourrait ajouter qu'en plus cette "laideur" forge le goût des gens au fil du temps. Cette laideur qui fait que les gens jugent vieillot Nahéma, trouvent que Féminité du Bois pue et se parfument avec Dop. La beauté est fragile, malheureusement on ne peut que comprendre le dilemne des nez face au fonctionnement actuel qui ne leur laisse guère d'autre choix que celui de créer des "champions de test". Le ver est dans la pomme, heureusement qu'une certaine forme de snobisme permet à la parfumerie parallèle d'exister. Finalement on se retrouve confronté au même problème quand on est artiste (ou artisan), quel que soit notre domaine, et ça fait du bien d'entendre ces gens qui expriment leur Art avec sincérité, passion, conviction, conception et talent bien-sûr.
RépondreSupprimerMuguette
Muguette, cela s'appelle de la parfumerie d'auteur et je suis ravie d'avoir eu l'occasion de rencontrer l'un de ces auteurs! En effet, Mathilde est quelqu'un de passionnant et de passionné. On ne s'attendait pas à moins!
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