Serge Lutens m’accueille dans la suite d’un grand
hôtel parisien en me disant que je porte le même prénom que sa mère – ce que je
savais car il me l’a jadis glissé au détour d’un entretien écrit. Invitée à
l’occasion du lancement de L’Orpheline,
je sais, ayant déjà eu l’occasion de le rencontrer pour mon livre, que cette
séance n’aura rien d’une interview. Que cette rencontre sera une conversation
faite d’esquives, d’ellipses débouchant sur ce que je n’oserais appeler des
confidences ou des aveux, mais néanmoins sur quelque chose qui relève de
l’intime ; quelque chose qui a voulu se dire.
De cette longue conversation dont les méandres nous
ont fait dériver vers le cinéma (Lang, Fassbinder, Syberberg), la poésie
(Francis Ponge), l’histoire (l’Occupation, durant laquelle Serge Lutens est né)
et la psychanalyse, j’ai extrait quelques passages se rapportant plus ou moins
directement au parfum. Ou plutôt, au lieu d’où surgit le parfum pour Serge
Lutens.
Friable mais entière. À demi-mot, son nom se fêle.Avant la brisure, les deux premières syllabes portent le nom du poète qui même pouvait charmer les pierres.
Ce nom, c’est celui d’Orphée qui ramène du royaume
des morts la bien-aimée par la puissance de son chant ; qui se retourne
vers celle qu’il a perdue pour la perdre à nouveau…
Serge
Lutens : Orphée, Orphée… C’est le poète absolu, on le sait : il
parlait aux pierres et les pierres lui répondaient. Il parlait aux animaux, il
parlait aux morts. Il va chercher Eurydice aux enfers… Et Orphée, c’est la
racine étymologique d’orpheline. Même à l’écoute, j’ai aimé le mot
« Orpheline ». Je trouvais que c’était quelque chose de fin, de
fragile. Et comme c’était quelque chose que je voulais démontrer, à l’intérieur
de ce parfum…
Denyse
Beaulieu : Qu’est-ce que vous vouliez démontrer ?
S.L. :
Oh, pas démontrer. Je ne suis pas quelqu'un qui sait prouver des choses… Ce
n’est pas ça, mais c’est toujours quelque chose que je découvre en avançant
dans le parfum. Ce n’est pas quelque chose que je décide de faire, mais vous savez,
on est fait de périodes. La vierge de fer
était plutôt la religion du fer, c'est-à-dire la volonté fatale. La fille de Berlin était mon histoire
avec cette couleur rouge, d’une certaine violence… Tout ça, c’est remonté.
L’orpheline, c’est autre chose. L’orpheline c’est le moment… Je dis,
c’est ce territoire en part abandonnée de nous-même, qui implique un choix dans
une vie. Ce choix, on le fait tous : à 7 ans, avant 7 ans, on choisit. On
choisit d’une part ou d’une autre quelqu'un de nous-même, qui va être
nous-même, qui va être notre base, notre matière.
La fille
ira plutôt en général vers le père à 7 ans… Le garçon va plutôt naturellement
vers la mère, c’est un petit peu ce qui fait l’établissement du monde.
Maintenant, quand on choisit aussi fort que moi la mère, c’est évidemment
extrêmement dangereux, parce que ce sont des déséquilibres absolument
incroyables… Le fait d’avoir une mère adultère, le fait que je sois bâtard, le
fait que mon père ne me reconnaisse pas, refuse de me reconnaître au départ,
qu’il épouse ma mère deux ans après : tout ça, évidemment, ça a été vécu
par elle, ça a été vécu par moi, même si je ne le sais pas.
D.B. :
On le sait, les enfants savent.
S.L.
: Parce que la mère angoissée, c’est l’enfant angoissé. Donc ce choix,
si vous voulez, qu’on fait d’un être ou d’un autre au départ de sa vie, parce
qu’au fond il n’y a qu’un choix et on ne sait pas que c’est un choix… Parce
qu'on est enfant, on ne comprend pas qu’on fait un choix. On n’appelle pas ça
un choix. Et est-ce que c’est un choix d’abord ? Parce que je vous
dis : en fait, vous êtes poursuivis par des bêtes fauves, il y a une
rivière en crue devant vous et de l’autre côté, c’est une rive tranquille.
Qu'est-ce qu'on fait ? On traverse quand même la rivière en crue.
D.B. :
L’Orpheline a été conçue d’abord par
le nom ou par la note olfactive ?
S.L.
: Non, elle est conçue par une période de moi-même. C'est-à-dire que je
pense que quand on abandonne cette part de nous-même, cette part orpheline de
nous-même, ces territoires en parts abandonnées de nous-même, je pense qu'il
arrive à un moment de sa vie où on ne peut pas tenir que sur un choix. Si c’est
un seul choix, c’est la chute. Et là, c’est la dépression. Vous êtes obligés à
ça. Si vous ne retournez pas de l’autre côté, si vous n’arrivez pas à joindre
les deux côtés — ce qui est très difficile ! Attention ce n’est pas
évident, hein ? — eh bien vous perdrez l’équilibre aussi.
Alors
la chute, on n’y tient pas et toute ma vie, j’ai l’impression d’avoir avancé
comme ça, sur cet équilibre précaire. De me rendre compte que tout est très,
très, très fragile autour de moi, que moi-même je suis très fragile, que je
dois faire très attention de ne pas chuter, avec le désir de chuter en même
temps. Le souhait de chuter, le souhait de tomber et en même temps, le souci
d’avancer. Donc c’est très lié : il y a le goût de l’échec chez moi, il y
a le goût de la réussite et je pense qu’ils sont complètement conjoints. On a
envie d’avancer, mais avancer… Je pense que toutes les audaces que j’ai, je les
ai par mon goût de l’échec, parce que je m’en fous. Profondément, je m’en fous.
D.B. :
Il y a toujours aussi l’aspiration à quelque chose de monacal… quand vous dites
« Je suis dans ma chambre avec mes livres »…
S.L.
: Je ne suis pas seul… Attention…. Enfin je suis seul dans ma chambre,
avec mes livres ! Quelquefois une solitude très riche, très peuplée, très,
très intéressante. Et quelquefois, une solitude sordide : c’est comme pour
tout le monde. Il y a des solitudes merveilleuses et il y a des solitudes
épouvantables. La solitude, ce n’est pas qu’un mot. Ce sont des solitudes. Alors il y a des
solitudes fabuleuses : c’est la création, c’est magnifique. On veut
surtout, surtout que personne n’interfère. Et puis d’autres moments où c’est le
néant, l’être et le néant.
D.B. :
Mais vous avez vos livres, quand même…
S.L.
: Si on peut lire, parce qu'il y a des moments où on ne peut même plus
lire. Je le traverse, je crois. C’est tout. Alors cette période-là, voilà c’est
ça : c’est cette Orpheline. Ça
sort de cette Vierge de fer, ça sort
de cette Fille de Berlin. Et alors
là, tout à coup, c’est autre chose. C’est cette fragilité qui revient :
elle est dans la filiation de Serge noire,
quelque part.
D.B. :
En sentant L’Orpheline, j’ai noté
cette remarque : « c’est un parfum un peu tremblant »…
S.L.
: Oui, ça me plaît. Hésitant, tremblant… Fébrile, un peu…
D.B. :
Une chair qui frémit quand on la touche.
Ceci est la première partie de l'entretien. Les deuxième et troisième parties seront publiées mercredi 15 et vendredi 17 octobre.
Bel interview, parce que ce n'est pas un interview, mais une rencontre.Merci.
RépondreSupprimerMerci à vous, Catherine. En effet, Serge Lutens n'est pas du genre à se plier au style de l'interview promo... La conversation n'en est que plus intéressante et émouvante.
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