Lorsque Christophe Laudamiel m’a invitée à sa dernière exposition à la Mianki Gallery de Berlin, je me suis dit que j’irais volontiers y mettre le nez. À ma connaissance, c’est le seul parfumeur de formation « classique » à être représenté en tant qu’artiste par des galeries (la Dillon à New York, Mianki à Berlin). Donc l’un des seuls à réellement pratiquer le parfum comme forme d’art, au sein du monde de l’art.
J’atterris donc à Berlin au cœur du quartier de
Schöneberg. Le Quentin Design Hotel est sur la même
rue que la galerie et le labo de DreamAir, la société co-fondée par Laudamiel
avec son partenaire Christoph Hornetz.
Crochet chez les voisins des Christophs, Wolgang
et Melanie Gampe, qui viennent d’ouvrir une boutique juste à côté, équipée par
Laudamiel d’un appareil Plume Scent diffusant un parfum au thé vert – senteur fraîche
destinée à aérer une collection all-black
d’esprit Yohji/Comme des. Je ressors du Studio Gampe lestée de cinq pièces, y compris la veste rouge portée par Wolfgang sur cette
série.
De retour à DreamAir, Christophe me fait défiler des
mouillettes sous le nez : les Air Sculptures créées pour ses expositions à
la Dillon Gallery. Par
exemple, ceci :
De
l’herbe chargée de rosée. Puis – pouah. Un truc dégueu accroupi au milieu. Gluant
métallique douceâtre. Puis Laudamiel raconte : tu viens de marcher sur un gros
crapaud caché dans l’herbe. Le batracien me saute au nez. Je ne vois-sens plus
que lui.
Comme plusieurs de ses œuvres, celle-ci repose sur
l’évocation de choses qui n’ont pas leur place dans le registre de la
parfumerie (cela dit, même dans ses parfums à porter, Laudamiel aime travailler
avec des ingrédients caractériels, voire rebutants). Les notes définissent un
espace : herbe fraîche squattée par une senteur visqueuse. Les mots lui
donnent forme : un mash-up de
conte de fée et d’histoire gerbante-pour-faire-rire racontée par un sale môme.
La composition en question est plutôt d’ordre
fictif (un crapaud, ça sent quoi, en fait ?). D’autres sont plus directement
figuratives : ainsi, cette odeur de cochon de lait sur tournebroche, qui
suscite un éclat de rire étonné (« Bon sang, mais c’est bien sûr !)
tant elle est exacte. Puis la salivation du carnivore. Laudamiel jure même qu’après
l’avoir sentie, un végétarien s’est jeté sur des côtes de porc. Mais on peut aussi
bien imaginer un épisode de stress post-traumatique vécu par quelqu’un qui a
côtoyé des corps calcinés…
L’émotion et le souvenir sont des ingrédients de l’art
olfactif de façon beaucoup plus viscérale que dans d’autres médias artistiques.
L’odeur pénètre. On ne peut la bloquer sauf à cesser de respirer. Ce potentiel
répugnant-traumatique balise l’une des limites d’un art fondé sur les odeurs.
Si l’on décide de considérer comme tel des parfums commerciaux, il faut
reconnaître que cet art olfactif ne peut avoir la même portée que les autres
puisque ces parfums sont avant tout destinés à plaire : tout ce qui est de
l’ordre du négatif, du perturbant, en est d’office exclu.
Si l’on choisit d’attribuer ce label uniquement
aux œuvres créées dans la cadre du monde de l’art, la question n’est pas
résolue pour autant. L’art olfactif est un médium à la pratique restreinte. Les écoles des beaux-arts lâchent
chaque année des centaines de jeunes artistes dans la nature. L’art olfactif
exige une toute autre formation, extrêmement longue, et quasiment destinée par
essence, tout comme la carrière qui s’ensuit, à étouffer ce qu’une formation
artistique vise à développer. (Cela dit, rien n’exclut qu’un artiste pousse un
parfumeur dans ses retranchements et lui redonne cette liberté).
Le travail de Laudamiel se situe dans le champ artistique,
puisqu’il s’inscrit dans ses institutions (galeries, musées). Il ne s’agit donc
pas de se demander s’il s’agit bien d’art : la réponse est « oui ».
Mais hinc sunt leones : il s’aventure
dans un territoire encore si peu exploré, si dénué de discours critique, qu’il
reste difficile de situer sa production dans le champ de l’art contemporain. En explorant les formes, les récits et les modes d’expositions
possibles par-delà les contraintes commerciales de la parfumerie, il a entamé
sa propre critique du médium. Son travail contribuera sans doute à informer l’élaboration
d’un discours critique encore balbutiant.
Dont acte : rendez-vous lundi pour la 2ème
partie de ce voyage à Berlin avec un billet sur l’exposition de Christophe
Laudamiel à la Mianki Gallery.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire