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lundi 19 novembre 2012

Anima(l) Dulcis d'Arquiste: le baroque, le Mexique et la religieuse au chocolat...




Confession : puisqu’après avoir écrit mon billet sur un parfum je le reporte assez rarement, j’ai retardé le moment de parler d’Anima Dulcis d'Arquiste pour faire semblant d’être en train de le tester, alors qu’en fait j’en profitais. Du coup, à force d’avoir le nez dedans, difficile de prendre du recul.

Miroir : l’expérience du fondateur d’Arquiste, Carlos Huber, reflète assez la mienne pour que je m’égare dans le palais des glaces. Nous sommes tous deux des amoureux du parfum venus du Nouveau Monde qui ont pu traverser le miroir, d’abord en prenant des « leçons » auprès de grands parfumeurs – dans le cas de Carlos, Yann Vasnier et Rodrigo Flores Roux –, ensuite en leur racontant une histoire qui les a inspirés, et qui nous a valu une invitation à intervenir dans le processus créatif. Celle de Carlos, les noces de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse sur l’île des Faisans, est d’ailleurs comme la mienne celle d’une rencontre entre la France et l’Espagne, ce qui ajoute encore un reflet… Évidemment, Carlos Huber est allé bien plus loin puisqu’il est parti de là pour créer l’une des nouvelles marques de niche les plus séduisantes des deux ou trois dernières années.

Roman: Enfin, le plaisir que je tire d’Arquiste n’est pas seulement olfactif mais romanesque : plus je m’y replonge, plus j’en tire des fils narratifs qui s’entrecroisent en traversant les époques et l’espace, l’historique et le biographique, l’érudition et la sensualité… Trouver une structure qui rende compte de cette complexité le déconcerte. Arquiste, c’est comme le parfum : la marque fournit tant de points d’entrée (via son site) qu’on pourrait écrire un roman baroque et proliférant dont Carlos Huber serait le héros beau comme une star de cinéma.

Baroque. Si je rechigne à coller aux parfums l’étiquette d’un mouvement artistique, dans ce cas, le terme est peut être revendiqué par Arquiste. Le fondateur de la marque est mexicain, et si l’on en croit son compatriote, le romancier Carlos Fuentes, l’essence du Mexique est baroque. Revendication d’ailleurs explicite : l’un des deux parfums inspirés par le Mexique, Anima Dulcis, est défini comme un « gourmand baroque » ; les visuels du site sont des natures mortes qui collent pile-poil à celles de l’âge baroque. Le crâne qui figure dans l’illustration de Flor y Canto renvoie à la fois au célèbre Jour des Morts mexicain et aux vanités – le crâne est également un motif récurrent dans les représentations de la Madeleine pénitente, Marie-Madeleine étant, on le rappelle, la sainte patronne des parfumeurs. Le nom de l'un des parfums, Anima Dulcis (« douce âme »), enfonce le clou dans le cercueil puisqu’il figurait fréquemment dans les épitaphes latines : retour, donc, au jour des morts… Voilà comment l’hypertexte baroque d’Arquiste fonctionne, par méandres de renvois.

Passages. Carlos Huber est bien le point nodal – le passeur, l’échangeur – de ces récits. Lorsqu’il est interrogé sur les rapports entre sa profession et sa nouvelle vocation, cet architecte spécialisé dans la conservation d’édifices historiques répond : « L’architecture est permanente, la parfumerie évanescente. Mais tous deux relèvent d’une expérience d’occupation de l’espace, qu’il s’agisse d’une pièce ou d’un nuage de parfum. »

Mexicain, architecte, amateur de parfum passé émetteur, Carlos illustre de façon exemplaire le glissement qui se produit actuellement dans le monde de la parfumerie de niche : ce ne sont plus forcément les acteurs traditionnels de l’industrie du luxe qui lancent des marques (autre exemple : Ben Gorham de Byredo). Le fait que Carlos soit mexicain déplace encore le propos : si traditionnellement, les lieux exotiques inspirent les parfumeurs, dans ce cas précis, c’est depuis un lieu « exotique » que le parfum s’émet.

Les scènes historiques choisies par Carlos pour donner ses briefs sont aussi liées à sa propre histoire. Le Mexique, bien entendu (la tubéreuse aztèque de Flor y Canto qui est également celle du jardin de la grand-mère de Carlos ; une recette de nonnes espagnoles dans le Mexico du 17ème siècle pour Anima Dulcis). Mais aussi la France où il a étudié (le mariage de Louis XIV pour Fleur de Louis et Infanta in Flor). Ses origines juives (L’Etrog, nom d’un cultivar de cédrat utilisé lors de la fête de Soukkot), ses grands-parents polonais et russes (Aleksandr, inspiré par un duel de Pouchkine).

Restauration/résurrection: Carlos a étudié à la Columbia University de New York avec JorgeOtero-Pailos, architecte, artiste et théoricien spécialisé dans des formes expérimentales de conservation, qu’il conçoit comme des interventions artistiques. Otero-Pailos s’intéresse notamment aux traces du passage du temps – poussière, odeurs. Ainsi, son travail sur la Philip Johnson Glass House comportait une reconstitution olfactive du lieu (fumée de tabac, eaux de cologne d’époque, parfum féminin irisé poudré) réalisée avec le parfumeur Rosendo Mateu de Puig. Arquiste est à plus d’un titre une extension de cette démarche : le parfum comme résurrection fantomatique d’un lieu et/ou d’une scène à époque donnée, mais également comme sa lecture actuelle.

Anima Dulcis est d’ailleurs issu du mémoire de maîtrise de Carlos, le projet de restauration et de conversion du couvent royal de Jésus-Marie à Mexico, bâti en 1580. Le brief du parfum et le parfum lui-même illustrent d’ailleurs de façon exemplaire le principe d’Arquiste comme série de récits enchâssés ou d’espaces-gigogne. Dans Mexico : un couvent. Dans le couvent : une cellule. Dans la cellule : une nonne. Sous l’habit de la nonne : une jupe en dentelle. Sous la jupe en dentelle : le chocolat, la vanilla et le piment. Le saint des saints : le corps d’une noble vierge.

Le couvent. « Il y a le bois, le salé du plâtre, l’encens d’église, l’atmosphère d’un édifice ancien », explique Carlos. J’y ajouterais un léger relent de vieilles pierres. Le Jésuite Carlos de Sigüenza y Góngora a rédigé au 17ème siècle une histoire de ce couvent intitulée Parayso occidental, le Paradis occidental. Ce Góngora était l’ami de Sœur Juana Inés de la Cruz, l’une des premières et des plus grandes poètes d’Amérique latine, qui écrivait que l’homme était « une synthèse composée des qualités de l’ange, de la plante et de la bête ». Ce qu’on pourrait dire aussi du parfum.

La recette. Les religieuses du couvent étaient les filles et les nièces des conquistadors, premières peut-être à inventer des recettes métissant cuisine espagnole et produits mexicains comme le chocolat, le piment et la vanille. Pour composer l’accord gourmand, Rodrigo Flores Roux s’est inspiré d’un livre de recettes du 18ème siècle.

La femme. « J’ai trouvé un tableau fascinant où l’on voit que la religieuse, sous son habit,  porte une jupe en dentelle, fastueuse et opulente. Une fois chez elle, seule avec sa servante, elle retirait donc son habit et se retrouvait vêtue comme une aristocrate », raconte Carlos Huber. Et Sigüenza y Góngora faisait la louange des vertus de ces religieuses, d’autres hommes, au 17ème siècle, protestaient contre le pouvoir et la liberté qui leur étaient accordés : pamphlets et récits licencieux abondaient. Notamment sur une religieuse qui, disait-on, prenait son bain avec sa servante, pour ensuite aller faire pénitence…
C’est Yann Vasnier qui a travaillé cet arôme musqué de vierges tourmentées par la chair : « Il a un talent pour la peau, le cuir », précise Carlos.

Le parfum. Chaleur (soleil aztèque, flammes de la tentation): pincée de piment, cannelle sucrée brûlante. Fraîcheur : feuilles vertes des bouquets sur les autels, jardin de cloître. Mordoré des torsades d’un autel baroque, vanille fondue dans une résine ambrée liquoreuse aux tons de prune, patine ombre brûlée du patchouli et du chocolat, qui suggère le passage du temps mais aussi le feulement de la chair cloîtrée – vanille vient du latin vaina, « gaine ». Ajoutez un « g » pour glisser sous la jupe de la sainte… Animal Dulcis.

Oriental/Occidental. Si le parfum, hybride botaniquement impossible de plantes originaires de différentes parties du monde, a toujours déjà été world, il est également oriental par définition puisque c’est en Orient qu’il est né il y a des milliers d’années. Et pourtant, la famille des parfums orientaux, telle qu’inventée par les parfumeurs français, n’a vraiment pris son essor qu’avec la vanille, ingrédient des « Indes occidentales ». Avec Anima Dulcis, en somme, Carlos, Rodrigo et Yann rabattent le genre « oriental » vers son autre patrie.

Arquiste est disponible à Paris chez Jovoy. Illustration: Magdalena de Flor Garduno, 1999.

9 commentaires:

  1. Bon, hé bien, ça me confirme dans mon envie de passer essayer les Arquiste! Je passe brièvement sur Paris dans deux semaines, ce sera donc expo Hopper puis Jovoy, pas mal comme programme.

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  2. Jack, en effet, c'est l'une des marques qu'il faut absolument essayer chez Jovoy!

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  3. I had to comment on the French side because the photograph was so haunting (and has my name). The story of the nuns with their beautiful, hidden lace clothing reminded me of the time of the collapse of the USSR. I saw so many women walking down the boulevards, wearing their finest miniskirts, bright tops, and makeup, and feeling so proud and happy to look beautifully female for the first time in so long....I must try this perfume if it evokes that "coming out" into the world, even if for the nuns it was only in a small room....

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  4. Marla, when Carlos discussed the painting that had struck him, he compared it with Middle-eastern women wearing their finery only within the privacy of their homes, whereas they cover it up when they go out... And, yes, that photograph is quite haunting, like most of Garduno's work.

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  5. That's very interesting, I was considering writing about how the Saudi women I'd become friends with in Europe only took off their "black sheets" in the privacy of their living rooms- the couture and beautiful makeup underneath the black! And the lovely incense burnt in the living quarters....

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  6. Marla, frankly that particular topic isn't something I'd feel easy dealing with, because of the number of issues it raises...

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  7. Encore une marque à découvrir chez Jovoy...

    La description est structurée et très évocatrice.
    C'est un bonheur de lecture...

    Le monde de la parfumerie pourrait peut être connaître une stimulation venue des pays qui survivent à la crise.
    Je pense au Brésil, à la Chine et autres pays d'Asie qui s'en sortent bien.
    Ces pays sont riches d'histoire et de culture olfactive encore peu lisible dans la création de parfums.

    Je sais donc où je vais passer ce week-end...

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    1. Romuald, en effet, les pays que vous évoquez font l'objet d'un grand intérêt de la part des marques et des maisons de composition, mais à part le Brésil (Natura), ne sont pas encore réellement "émetteurs" (mais je ne suis pas ces marchés de très près, je le confesse).
      Heureuse en tous cas de vous avoir donné envie de découvrir Arquiste.

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