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lundi 20 février 2012

Cuir (et) fétiche : du Maître Parfumeur et Gantier au Bonheur des Dames



Pendant des siècles, gants et parfums sont allés main dans la main : lorsque Jean Laporte a fondé Maître Parfumeur et Gantier, c’était vers le passé qu’il se tournait pour aller de l’avant. Aussi est-ce poétiquement logique qu’au moment où M. Laporte nous quittait, son successeur Jean-Paul Millet Lage ait lancé un parfum inspiré par les gants (plus précisément par une visite dans une fabrique de la ville de Millau, dont c’est la spécialité depuis le 19ème siècle)…

La note cuirée, imprégnée d’un très classique bouquet jasmin, rose et iris sur un fond ambré vanillé, évoque en effet les cuirs traités avec des matériaux aromatiques pour contrer l’odeur désagréable des produits de tannage à l’époque préindustrielle. Mérite-t-elle pour autant l’épithète de « fétiche » illustré par le corset en cuir rouge dont est revêtu son flacon ? De nos jours, le rituel BDSM dégage des senteurs plus corsées. Mais comme ce cuir est proposé par un gantier, on peut tout aussi bien songer à un objet épousant le corps si intimement qu’il le mime à la perfection et qui, comme le parfum, mêle son odeur à celle de son propriétaire : le gant, justement.

Le gant de cuir se prête particulièrement bien à la fétichisation, car à cause de sa forme et de son odeur, il peut devenir la synecdoque (la partie pour le tout) de l’objet du désir. Cette propriété n’a pas échappé à l’écrivain le plus olfactivement obsédé de la fin du 19ème siècle, Émile Zola. L’accessoire figure dans deux scènes manifestement érotiques (et fortement odorantes) des Rougon Macquart, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ».
La première est tirée de La Joie de Vivre (1884). Lazare, qui se languit de la belle Louise, retrouve un gant qu’elle a oublié chez lui :
« Le gant, en peau de Saxe, avait gardé une odeur forte, cette odeur de fauve particulière, que le parfum préféré de la jeune fille, l’héliotrope, adoucissait d’une pointe vanillée ; et, très impressionnable aux senteurs, violemment troublé par ce mélange de fleur et de chair, il était resté éperdu, le gant sur la bouche, buvant la volupté de ses souvenirs.
(…) Quand il était seul, il reprenait le gant, le respirait, le baisait, croyait encore qu’il la tenait à pleins bras, la bouche enfoncée dans sa nuque. Le malaise nerveux où il vivait, l’excitation de ses longues paresses, rendaient plus vive cette griserie charnelle. C’étaient de véritables débauches où il s’épuisait. »
La seconde est tirée du Bonheur des Dames (1883), récit trépidant de l’invention des grands magasins inspiré de la création du Bon Marché. Mme Desforges, maîtresse du propriétaire Octave Mouret, achète des gants à Mignot, vendeur qui se targue d’être un tombeur (les grands magasins étaient parmi les rares endroits où des femmes de bonne société frayaient aussi directement avec des hommes de classes « inférieures »).
« À demi couché sur le comptoir, il lui tenait la main, prenait les doigts un à un, faisant glisser le gant d’une caresse longue, reprise et appuyée ; et il la regardait, comme s’il eût attendu, sur son visage, la défaillance d’une joie voluptueuse. Mais elle, le coude au bord du velours, le poignet levé, lui livrait ses doigts de l’air tranquille dont elle donnait son pied à sa femme de chambre, pour que celle-ci boutonnât ses bottines. Il n’était pas un homme, elle l’employait aux usages intimes avec son dédain familier des gens à son service, sans le regarder même.
– Je ne vous fais pas de mal, madame ?
Elle répondit non, d’un signe de tête. L’odeur des gants de Saxe, cette odeur de fauve comme sucrée du musc, la troublait d’habitude ; et elle en riait parfois, elle confessait son goût pour ce parfum équivoque, où il y a de la bête en folie, tombée dans la boîte à poudre de riz d’une fille. Mais, devant ce comptoir banal, elle ne sentait pas les gants, ils ne mettaient aucune chaleur sensuelle entre elle et ce vendeur quelconque faisant son métier. »

Dans la première scène, le gant odorant n’est plus seulement un fragment du corps désiré, mais son substitut. Dans le Bonheur des Dames, la séance d’essayage est la métaphore d’une scène de séduction érotique qui tourne au scénario classique de domination (la grande dame dédaigneuse se laissant servir par un subalterne auquel elle ne confère même pas le statut d’homme). Les deux passages font ressortir l’action érotique de l’odeur du cuir, mélange « de fleur et de chair », de parure féminine (« la boîte à poudre de riz ») et d’animalité (« la bête en folie »).

Curieusement, Zola conçoit ces scènes où l’odeur du gant est fortement érotisée à l’époque précise où les parfumeurs détachaient cette odeur du matériau d’origine (un peu comme le gant de Louise, détaché de son corps, le remplace). Les deux accords cuir principaux deviennent en effet des parfums à porter entre 1875 et 1895 environ : Guerlain et Rimmel lancent leurs Cuir de Russie en 1875 et 1876 ; Roger & Gallet et Houbigant, leurs Peau d’Espagne au cours de la décennie suivante.

C’est également en 1876 que le psychiatre Alfred Binet applique le terme de « fétichisme » à la perversion sexuelle, alors que jusque-là, ce mot désignait l’attribution de pouvoirs surnaturels à des objets fabriqués par l’homme. Le fétichisme du cuir est étudié par le sexologue autrichien Richard von Krafft-Ebing dans Psychopathia Sexualis en 1886. Bien entendu, le fétichisme en général et celui du cuir en particulier existaient bien avant cela : il suffit de lire, par exemple, l’auteur libertin Rétif de la Bretonne (1734-1806), grand amateur de chaussures. Mais ce n’est qu’à partir du moment où ce sont les psychiatres qui s’emparent de l’étude de la sexualité que l’intérêt pour les perversions suscite leur classification. Jusque là, on avait des goûts érotiques : désormais, on aurait une identité sexuelle.

Rendez-vous demain pour la 2ème partie...

Illustration: Détail de La Dame au gant de Carolus-Duran (1869), Musée d'Orsay 

8 commentaires:

  1. " Jusque là, on avait des goûts érotiques : désormais, on aurait une identité sexuelle." remarque très foucaldienne et intéressante dans le contexte des différents fétichismes. très pertinente aussi dans le monde arabe (dont je suis originaire) où cette notion d'identité sexuelle (surtout s'agissant d'homosexualité) commence à faire son chemin dans les mentalités, en se heurtant à une culture qui tout en donnant une place a l'homosexualité, restait étrangère à cette notion d'entité sexuelle articulant les désirs en une id-entité.
    enfin je m'égare. peut-être qu'un post sur lutens serait plus approprié pour ces remarques :) j'attends la suite du texte ( et votre livre) avec impatience. Abdallah.

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  2. Abdallah, c'est très certainement une réminiscence de Foucault, en effet, puisque j'ai lu très attentivement son Histoire de la Sexualité à sa parution. Je n'ai pas suffisamment passé de temps dans le monde arabe lors de mes divers reportages pour en parler. Mais par exemple, lorsqu'on lit les romans du 18ème siècle, on s'aperçoit très bien que les prédilections érotiques ne se traduisaient pas par une identité sociale (même si certaines pouvaient causer de graves ennuis à ceux qui n'étaient pas assez riches et puissants pour acheter la discrétion)... C'est un phénomène relativement récent même en Occident.

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  3. J'ai lu La Joie de Vivre en seconde, pendant l'hiver. Il faisait très froid, et je m'abritais tous les mercredis matins pendant deux heures, avant les cours, pour lire ce bouquin.

    Cette simple réminiscence de cet univers me fait languir terriblement...

    *soupir*

    J.

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  4. Dali, l'identite sexuelle est une notion qui a emerge dans les pays anglo-americains avant de s'exporter dans le monde. L'homosexualite est une question d'orientation sexuelle et non d'identite sexuelle.
    Les gens font toujours la confusion entre les deux en pensant "homosexuel = garcon effemine" alors qu'en realite la plupart des hommes homosexuels et bisexuels sont normalement masculins et ne presentent pas de challenge d'identite sexuelle.
    A l'inverse plus de la moitie des personnes transsexuelles sont bien souvent des hommes heterosexuels qui ont des troubles de l'identite sexuelle et changent de sexe pour etre en harmonie avec leur vraie identite. Une fois femme generalement leur orientation sexuelle ne change pas, elles deviennent trans-lesbiennes.

    Emma

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  5. Jicky, cela me fait songer qu'à peu près au même âge, je découvrais "Les Crimes de l'amour" de Sade. Je m'attendais à de la pornographie (il n'y en a pas dans cet ouvragre), j'ai découvert une écriture... et, au fond, le 18ème siècle dont le Québec a été privé pour cause de conquête par les Anglais. Mais c'est une autre histoire!

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  6. Emma, je n'interviendrai pas sur cette question car mes lectures sont trop lointaines. Je souhaitais simplement désigner, dans ce texte, ce qui se joue autour de la notion de fétiche au 19ème siècle, qui se met à relever à la fois du médical et de la marchandise (ce dont je parle dans la 2ème partie). Histoire de donner un peu d'histoire à ce mot et aux parfums cuirés.

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  7. @emma: Comme Carmencanada je m'abstiendrai de m'étendre sur un sujet ou mes connaissances laissent a désirer(par ce sujet j'entends la sociologie ou anthropologie de la sexualité/ gender studies) Je veux juste préciser que par identité sexuelle je nentends pas lalternative viril/effémine ( qui tient a peine ces notions étant toutes relatives ) mais plutôt le fait darticuler ses gouts et orientation sexuels de manière a se constituer en etre désirant "cohérent". ( ce que je dis est a prendre avec un grain de sel ( musc?) je répète que je n'ai aucune autorité en la matiere ).
    @carmen: j'ai découvert le divin marquis adolescent a travers les 120 journées de sodome, la nouvelle Justine et la lecture de klossowski. C'est récemment sur recommandation de bataille que j'ai lu les crimes de l'amour et plus particulièrement la sublime Eugènie de franval: j'ai reconnu le grand écrivain dix ans après la fascination philosophique éprouvée au contact de ses écrits "pornographiques".

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  8. Dali: Sade, Bataille, Klossowski... toutes mes lectures de jeunesse! Je n'ai pas encore remis le nez dans les écrits de Bataille pour voir ce qu'il dit des odeurs (certainement des choses à voir du côté de son "bas matérialisme"). Mais je suis persuadée qu'une réflexion sur le parfum ne doit pas uniquement reposer sur ce que les penseurs ont dit des odeurs ou de l'odorat: c'est sans doute ailleurs, de façon moins littérale, qu'il faut aller chercher des instruments permettant de le penser.

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