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dimanche 19 septembre 2010

Sartorial de Bertrand Duchaufour pour Penhaligon's: Détournement de fougère



Que le nouveau Sartorial composé par Bertrand Duchaufour pour Penhaligon’s soit original, diffusif et contrasté, c’est le moins qu’on puisse attendre de son auteur. Mais ce produit a également ceci de remarquable qu’il représente une réelle réflexion sur l’art du parfum – autrement dit, qu’il relève de la démarche qui distingue l’artiste de l’artisan. L’artiste ne se contente pas d’appliquer son savoir-faire à des variations sur des formes existantes : il se situe dans le contexte de son art par ce qu’il rejette, par ce qu’il retient, par ce qu’il ressuscite et par ce qu’il déplace ou détourne.

Dans le cas de Sartorial, ce déplacement s’effectue par une mise en abyme du genre fougère, dont le point de départ a été la commande passée par Penhaligon’s pour un parfum masculin. La directrice du marketing de la maison, Emily Maben, a suggéré à Bertrand de puiser son inspiration chez Norton & Sons, tailleurs du mythique Savile Row, qui a compté Winston Churchill, Cary Grant, Fred Astaire, le prince Philip et le roi Juan Carlos d’Espagne parmi ses clients.

La référence à Savile Row, creuset de l’élégance masculine, dictait le choix de la fougère, archétype du parfum masculin. Mais le modèle choisi par le parfumeur est l’antithèse même de l’élégance puisqu’il s’agit du Brut de Fabergé, senteur à dix balles bien lourde, genre médaillon sur poitrail poilu. Un peu comme si l’on glissait un Cockney pur jus dans un costume à la coupe exquise… En fait, ça s’est vu, et ça marche. La preuve ? Michael Caine. Donc : encore une histoire enchâssée, via un parfum 60s qui pourrait bien évoquer, indirectement, les dandies du Swinging London photographiés par David Bailey (d'où l'illustration ci-dessus).

Conceptuellement, Sartorial – terme qui signifie « vestimentaire » -- devient encore plus intéressant lorsque l’on considère ce qu’en a fait Bertrand Duchaufour : un détournement du genre, c’est-à-dire de la première famille olfactive moderne, puisque le premier parfum moderne est, pour autant qu’on sache, la Fougère Royale d’Houbigant lancée en 1882. Moderne, parce qu’il s’agit du premier parfum à intégrer une matière première synthétique, la coumarine, qui forme avec la lavande, le géranium, le patchouli et la mousse de chêne la structure de la famille fougère. Mais surtout, bien que son nom se réfère à une plante, parce que c’est le premier parfum abstrait : c’est justement cette abstraction, cet affranchissement de la représentation de la nature rendue possible par les matières premières synthétiques, qui a permis à la parfumerie de devenir à la fois une industrie et un art.

Le geste délicieusement subversif de Bertrand Duchaufour est de réintroduire de la figuration, de la narration, dans le modèle même de l’abstraction en parfumerie, en prenant appui sur un discours développé chez L’Artisan Parfumeur, celui du carnet de voyage olfactif.

Étudier les senteurs discrètes mais confuses de Norton & Sons ; distinguer les différentes sources de ces odeurs ; séparer, cadrer, sélectionner les plus intéressantes pour composer ce qui est à la fois une fougère, et l’environnement olfactif d’un atelier de tailleur. Bertrand Duchaufour se sert en fait d’un ready-made (la fougère) pour en comprendre un autre (Norton & Sons). Il superpose ainsi deux institutions de l’élégance masculine comme des calques olfactifs, pour les déplacer aussi bien l’un et l’autre que l'un par l'autre ; pour détourner les clichés afin de renouveler un genre à la limite de l’épuisement, dans un geste qui tient à la fois du collage et du jeu de mots.

Les effets principaux de Sartorial jouent sur trois niveaux croisés : représentation du lieu d’inspiration, citations de l’histoire d’une famille olfactive, éléments d’une composition à la fois originale et profondément inscrite dans le corpus de son auteur.

La lavande qui forme avec le patchouli l’axe majeur de Sartorial est l’un des composants clés de la forme fougère. Elle fonctionne comme signe de la propreté (son nom découle de la même étymologie que « laver ») et c’est en tant que telle qu’elle a intégré la palette olfactive masculine dès le 19ème siècle, puisqu’un gentleman peut se permettre de sentir le propre. Mais c’est aussi le signe olfactif de l’Angleterre en général et des gentlemen anglais en particulier : l’English Lavender d’Atkinson, créé en 1837, est d’ailleurs peut-être la première eau de toilette spécifiquement destinée aux hommes. Donc : encore une mise en abyme.

Dans Sartorial, la note de tête lavandée agit non seulement comme symbole du propre, du masculin et de l’Angleterre, mais aussi, concrètement, comme élément de représentation. Portée par des effets ozoniques métalliques extrêmement prononcés, presque brutaux – ici, référence au nom du modèle --, elle évoque l’odeur de vapeur dégagée par les fers chauds sur le tweed, ainsi que celle des ciseaux et des machines à coudre graissées : l’odeur de métal graissé est produit par des aldéhydes, des salicylates et par les effets "huile rance" de la muscade.

Le cuir poussiéreux des fauteuils clubs et des trophées de chasse est quant à lui évoqué en jouant sur les facettes poussière du poivre – les épices de Sartorial ne sont pas utilisées pour représenter les épices, mais pour certaines de leurs qualités olfactives – et du gurjum, baume qui offre également des facettes médicinales et boisées. Ces facettes boisées, renforcées par le patchouli et le cèdre, s’enrobent de cire d’abeille pour créer l’odeur d’encaustique du parquet et des meubles à tiroirs de l’atelier. L’effet « vieux bois » est accentué par l’un des matériaux-fétiches de Bertrand Duchaufour, le Corps Racine de Symrise (que l’on peut sentir dans son Bois d’Ombrie d’Eau pour Eau d’Italie), qui apporte des effets racinaires, gousse de pois et poivron vert : ses facettes terreuses, presque argileuses, servent en outre à évoquer la craie de tailleur. Un fond de patchouli et de mousse de chêne étaye la structure fougère ; des effets tabac et thé fonctionnent comme citations supplémentaires de l’ambiance anglaise.

Le résultat est une composition fortement contrastée, où la tension entre les effets ozoniques métalliques, la lavande aromatique, le cuiré-boisé poussiéreux et la note grasse enveloppante de la cire produit un effet littéralement spatial – un équivalent olfactif de la quadriphonie.

Sartorial est aussi un produit intensément saturé, tant par la force de ses facettes que par sa richesse sémantique de son paradigme : fougère + lavande + Savile Row + Angleterre égale Penhaligon’s – le décor des magasins de la firme évoque d’ailleurs celui des ateliers des tailleurs anglais – ce qui ajoute encore une couche de sens tout en assurant une cohérence impeccable entre le produit et l’identité de la marque.

Dans un océan de parfums masculins qui tiennent du costard Celio malgré leurs griffes prestigieuses, Sartorial est une bouée d’élégance, mais également la démonstration de la façon dont un parfumeur peut parfaitement respecter une commande sans déroger à son propre langage, tout en renouvelant un genre. On n’en attendait pas moins de son auteur, et les grandes marques seraient bien avisées d’y prêter attention.


Illustration: Michael Caine, photographié par David Bailey (1965).

14 commentaires:

  1. Et bien, quelles louanges!!! Est il déjà au BM? J'ai hâte de sentir un tel prodige.
    J'ai toujours une pensée émue pour Michael Caine car il fut le dernier partenaire de Françoise Dorléac à qui je voue un véritable culte. Et aussi une autre pensée émue pour le Brut de Fabergé des années 70, paroxysme de fougère ambrée, vraiment intéressante pour un parfum "à deux balles".
    Sartorial a vraiment de quoi aiguiller et exciter ma curiosité.

    A propos, ça t'a plu Grasse?

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  2. Rebecca, Sartorial sera en vente je crois début octobre, mais je sais qu'au moins la boutique de la rue Saint-Honoré en a un testeur.
    En fait, c'est vraiment cette réinsertion de la figuration dans l'abstraction qui m'a intéressée, d'autant que je la crois consciente et délibérée.
    Brut est en effet une icône et un véritable classique (ce que, faute d'espace, je n'ai pas tellement souligné dans le texte) qui, pour le coup, est passé dans le langage social.
    Quant à Grasse... ce n'est qu'une première incursion, mais j'ai pu visiter le domaine et l'entreprise fondés par Edmond Roudnitska (où Sartorial, justement, est fabriqué), déjeuner avec une amie parfumeuse qui vient de s'y installer et faire un tour chez Robertet -- j'apprends, je regarde, je m'inspire!

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  3. Et hop de quoi me faire cogiter encore un peu sur art et parfum...
    lala

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  4. Lala, eh oui, je ne dis pas que je n'ai pas pensé à vous en l'écrivant!

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  5. La différence que vous expliquez très bien entre l'artisan et l'artiste est absolument convaincante. Mais disons que je serai définitivement convaincue lorsqu'un parfum me procurera la même émotion que la Chapelle Sixtine.
    Pour en revenir à Bertrand Duchaufour, j'ai l'impression que ses parfums peuvent se lire à plusieurs niveaux. Et j'ai aussi l'impression que c'est trop difficile pour moi, j'en suis encore au premier...un peu comme la musique classique, ce n'est pas accessible à tout le monde...
    J'ai hâte de pouvoir le sentir, et en attendant je vais tenter la deuxième lecture des Duchaufour de l'Artisan.
    Lala

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  6. Lala, la seule émotion que j'aie éprouvé dans la chapelle Sixtine, c'était la panique d'être étouffée par cette cohue d'heure de pointe un jour de grève!
    Blague à part, comparons ce qui est comparable: un parfum de 2010 n'est pas un ensemble pictural de la Renaissance, surtout lorsqu'il a été recouvert de multiples couches de discours, de représentation, d'admiration...
    C'est surtout sur le geste de BD que j'ai porté mon attention, en ce qu'il me paraît apparenté à celui que pratiquent des artistes contemporains sur des genres canoniques ou des icônes de l'art.
    Évidemment, il n'est pas du tout nécessaire de pratiquer ce genre d'analyse pour jouir d'un parfum! Celui-là m'a paru particulièrement intelligent, donc il m'a dicté mon article...

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  7. Denyse, j'espère que vous aurez compris qu'il s'agissait d'une petit clin d'oeil provocateur :)
    Ce qui m'interpelle le plus, c'est effectivement lorsqu'on perçoit l'intelligence de l'auteur dans sa création, et que cela soit possible dans le parfum est tout simplement extraordinaire. Et c'est sans doute ce qui fait la singularité de BD et d'autres. Le problème en ce qui me concerne, c'est que pour percevoir cette intelligence, il me faudra du temps: c'est sans doute là ma limite. Mais que j'essaie de repousser un peu, et votre blog m'y aide bien !
    Lala

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  8. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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  9. Lala, il est bien évident que ce n'est pas uniquement en sentant Sartorial que j'ai déduit tout cela: il fallait connaître (et vérifier la véracité de) l'histoire de cette visite chez Norton & Son, sur laquelle s'appuie la promotion du parfum, ainsi que bien entendu l'identité de la marque, pour faire jouer toutes les résonances. Cela ne changera rien au fait que certains l'aiment, d'autres pas, mais c'est en tous cas un bon exemple d'intégration entre le brief, l'exécution et le marketing d'un parfum.

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  10. P.S. Le commentaire supprimé ci-dessus était un doublon.

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  11. Fascinant. Et l'article et une nouvelle fois le travail de Bertrand Duchafour. Cette idée d'une réintroduction du figuratif en parfumerie me plait énormément, parce que ça donne des parfums qui racontent quelque chose et où ce n'est plus simplement le porteur qui y colle son univers.

    Première chose en découvrant Sartorial: pour quelqu'un comme moi que la simple évocation du mot fougère en parfumerie stop net et fait reculer d'un pas ou deux, c'est une très agréable surprise. Déjà un masculin fougère non surdosé en DHM c'est une marque de bon gout certain.

    Ce qui me frappe c'est la cohérence entre l'univers de B. Duchaufour, la marque et l'idée évocatrice. Sartorial sur moi est d'une douceur et d'une élégance qui appelle le complet, plutôt décontracté effectivement que guindé, même si ce n'est pas quelque chose que je porte habituellement (l'idée des tissus m'aiguillerais plutôt vers du lin).
    La lavande un peu métallique fer chaud vapeur était de bonne augure et la suite ne m'a pas déçu. On est vraiment dans ce visuel de tailleur, tissus, craie, fer chaud, cire. Pas de cuir pour moi mais peut-être que j'ai l'habitude de cuirs plus brutaux et je retrouve furtivement une note familière chez Duchaufour (pour moi c'est poivron vert). Et pour finir le duo lavande patchouli est agréablement soulevé/ mis en relief par la coumarine et peut-être une peu de musc (?).

    En fait les dernières créations de Bertrand Duchaufour me rappellent mes cours de physique et les descriptions des électrons dans les atomes, qui ne sont pas seulement des petites billes qui tournent autour d'une grosse, en fait ils sont disposés en couches et on saute d'une couche à l'autre. Avec Sartorial c'est pareil, suivant la facette sur laquelle je me concentre et le lieu où je suis, je sens un fond coumariné une peu poudré crayeux ou sur une couche au dessus un patchouli cireux. C'est l'un ou l'autre et en même temps les deux. L'équivalent quantique du dolby surround.

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  12. Anatole, je suis ravie qu'enfin quelqu'un qui l'a senti et porté puisse commenter! Merci pour cette analyse si détaillée... En effet, pas de dihydromyrcénol, mon nez (et le principal intéressé) me le confirment, ouf!
    Je suis d'accord, les constructions de BD deviennent de plus en plus maîtrisées. L'un des prochains lancements, le Frapin, travaille les volumes très différemment, vous verrez...

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  13. bonsoir,

    j'aimerais un éclairage sur le lien entre le Brut de Fabergé et Sartorial que je porte depuis peu.

    Merci

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    1. Bonjour! Cet article ayant été rédigé il y a 5 ans, j'avoue qu'il me serait difficile d'ajouter à ce que j'ai écrit à l'époque. Bertrand Duchaufour m'avait dit qu'il s'était inspiré de la structure de Brut, voilà la toute petit loupiote que je peux vous offrir en guise d'éclairage, désolée !

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