Maison Francis Kurkdjian: Sept parfums en forme de fugue

Une fugue sur le thème de l’arbre des Hespérides…

Aldéhydes citronnés dans Aqua Universalis ; reprise du thème citrus, sucré par la fleur d’oranger, dans Cologne du Matin ; fleur d’oranger encore plus miellée dans les accords baumés de Cologne du Soir ; ce même accord fleur d’oranger et miel enrichi de fleurs dans APOM pour Femme, assombri de boisés dans APOM pour Homme…

Mais aussi séduisante que soit la métaphore de la fugue, forme musicale d’une complexité étourdissante où le thème est donné par une première voix, repris par une deuxième alors que la première chante une variante, puis par une troisième alors que la première et la deuxième développent de nouvelles variations (ces voix pouvant être interprétées par les mains d’un pianiste), elle tourne court. Car les deux dernières fragrances de la Maison Francis Kurkdjian, Lumière Noire pour Femme et Lumière Noire pour Homme, délaissent les citrus et la fleur d’oranger pour plonger au cœur d’une rose boisée…

Il reste tout de même tentant d’envisager la gamme comme un tout, avec son unité stylistique et ses parfums par couple, qui peuvent être portés successivement au fil de la journée ; on songe aussi que leur nombre, sept, suggère l’idée d’une espèce de complétude mystique. J’ai donc un peu de mal à les penser séparément et à les traiter comme des compositions indépendantes les unes des autres.

La collection pourrait donc également être appréhendée comme un grand parfum classique éclaté en sept voix : bien que chaque fragrance soit dotée d’une pyramide olfactive complète, pyramides se chevauchant parfois d’un parfum à l’autre, elles parcourent en effet la gamme des notes de tête fraîches et crissantes aux notes de fond les plus sombres, liées par les muscs.

Disons par exemple qu’Aqua Universalis, interprétation limpide d’une senteur de linge propre, avec son cédrat amer, son muguet frais et son musc net, propose l’ouverture d’un parfum aldéhydé.

Cologne du Matin reste dans les notes propres, reprenant en écho la tête citrus d’Aqua Universalis en y ajoutant des notes aromatiques de thym et de lavande sur un cœur plus doux et plus riche de néroli et un fond plus poudré.

Cologne du Soir est presque entièrement en cœur et en fond : reprise du poudré de Cologne du Matin dans la richesse baumée vanillée du benjoin souligné d’encens ; le thème rose de Lumière Noire est introduit.

A Peace of Me pour Femme et pour Homme reprennent la fleur d’oranger de Cologne du Matin sur un mode plus ample et plus animal, en la mariant aux baumes et aux ambres de Cologne du Soir ; le léger fond de cèdre d’Aqua Universalis est accentué. Dans sa version féminine, APOM est enrichi de fleurs – ylang-ylang, chèvrefeuille miellé et muguet frais pour « l’ouvrir ». La version masculine fait l’impasse sur le bouquet pour accentuer le fond boisé : elle est un peu plus tenace sur peau que la féminine.

Lumière Noire enchaîne sur le thème introduit par Cologne du Soir en le développant dans un accord désormais classique de rose et de patchouli : il est presque tout en notes de cœur et de fond, animalisé par le cumin – les notes animales sont encore accentuées par le jasmin et le narcisse dans le féminin. La version pour homme est tirée vers le masculin – et le registre chypre – par un trait amer-aromatique d’armoise. (Je reviendrai sur Lumière Noire dans un autre post.)

Je porterais avec plaisir tous ces parfums, sauf peut-être Aqua Universalis, trop propre et androgyne pour mes goûts. Je noterais que la fleur d’oranger d’APOM a un peu viré à l’aigre la première fois que je l’ai testée au creux du coude, mais pas au poignet. La Cologne du Soir tourne tout de suite au baumé, et si vous appréciez le Bois d’Arménie de Guerlain (qui n’est pas signé FK, mais Annick Menardo) ou Flower by Kenzo Oriental, vous devriez la tester. Mis à part les Lumière Noire, qui exigent de l’engagement et un seuil de tolérance élevé à la rose, toute la ligne est assez facile à porter sans être pour autant « facile ». Comme je l’ai déjà écrit dans mon premier survol de la maison, on a l’impression qu’ici, Francis Kurkdjian a développé ses idées de façon plus affirmée tout en restant dans son registre. La collection est cohérente et très bien réalisée ; les fragrances sont riches, chic et terriblement Parisiennes, avec un clin d’œil du côté de l’Orient… Au fond, si métaphore il y a, il faudrait peut-être parler d’arabesques. Après tout, Kurkdjian a été danseur.

Image : Ghada Amer, Through the Black Kiss, 2003.