Lumière Noire pour Femme et pour Homme, de la Maison Francis Kurkdjian: Roses fatales

Il n’y a pas un mois, je m’emportais contre l’ubiquité du patchouli, cette cheville systématiquement enfoncée dans le trou du sombre-gourmand-boisé. Lorsqu’il n’est pas flanqué, à la Angel, de fruit et de caramel, le patchouli se retrouve en général marié à la rose.

Évidemment, bien exécuté, l’accord rose-patch est un accord désormais classique et tout à fait honorable, sur lequel Francis Kurkdjian a déjà joué dans Rose Barbare de Guerlain et Lady Vengeance de Juliette Has a Gun, deux roses épineuses.

Sa plus récente variante sur ce thème, Lumière Noire pour Femme, est, de même, une rose de roman de cape et d’épée – mais pas à l’eau de rose --, baudelairienne dans son hommage à la chair féminine en majesté. Une courtisane sanglée de velours couleur sang séché brodé de jais, sa chevelure répandue sur les épaules, tête renversée pour avaler d’un trait une flûte de champagne. Son châle est encore imprégné de l’odeur des feuilles de patchouli dans lequel il avait été emballé en Inde pour le protéger des mites lors de sa traversée. Une touffe de jasmin exhale son dernier soupir entre ses seins. Une légère bouffée de cumin s’élève de sa chair moite sous son corset…

Cette touche d’odeur un peu humaine ramène Lumière Noire plusieurs décennies en arrière, vers l’époque de la parfumerie française classique, avec ses allusions aux corps enfiévrés sous leurs atours opulents.

Mais l’écrivain français qu’évoque Lumière Noire pour Homme ne serait pas tant Baudelaire que Balzac. Ou du moins, Balzac dans son humeur la plus baudelairienne, celle de La Fille aux Yeux d’or. Dans ce récit, le comte Henri de Marsay s’éprend de Paquita, la mystérieuse captive/protégée/amante de la marquise de San-Réal – qui s’avère n’être autre que la demi-sœur de Marsay… Les amours fatales de Marsay et de Paquita se déroulent dans le genre de boudoir voluptueux qu’évoquent les deux versions de Lumière Noire. Et Lumière Noire pour Homme pourrait être à son pendant féminin ce que le comte dandy est à la possessive marquise. Le chromosome Y s’exprime par la voix verte et amère de l’armoise, qui domine, par exemple, l’ouverture de ce grand classique masculin-féminin qu’est Bandit. Cette note aromatique tire Lumière Noire pour Homme plus loin vers le chypre que sa sœur, jusque dans le territoire habité par Aromatics Elixir et Van Cleef and Arpels pour Homme (un chypre cuiré 80s aujourd’hui méconnu). Tout d’abord, l’armoise serre la rose jusqu’à l’étrangler – un peu comme si la marquise de San-Réal s’était bandé les seins pour passer l’habit noir ajusté de son demi-frère. Lumière Noire pour Homme conserve jusqu’à la fin ses allures macho, sans pourtant jamais dissiper ce soupçon d’ambiguïté sexuelle. Mais c’est peut-être simplement parce qu’on connaît sa sœur…

Image tirée de l'ouvrage du photographe Andy Julia, Libertine.