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lundi 17 novembre 2008

Humiecki & Graef par Christophe Laudamiel : 5 parfums en forme d'étoile


Dans le tsunami de lancements de la parfumerie de niche, il est parfois difficile de savoir où tourner le nez… Mais lorsqu’une petite agence allemande de design ultra-pointue fait appel à un type comme Christophe Laudamiel pour lancer sa gamme, on tend les deux poignets pour un pschitt, les yeux fermés et les narines frémissantes.

Humiecki & Graef, qui lançait déjà l’an dernier le très conceptuel Skarb, est le label fondé par Tobias Müksch et Sebastian Fischenich, qui dirigent l’agence Bel Epok (bureaux à Zürich et Cologne). Les patronymes de leurs grands-mères respectives (et adorées) leur ont fourni le nom de la marque ; mais les parfums de la gamme ne ressemblent certainement à rien de ce qu’auraient pu porter leurs aïeules. Les cinq références d’Humiecki & Graef tentent le grand écart entre le conceptuel et le parfum, disons, « portable », dans un territoire où Comme des Garçons a déjà planté son drapeau depuis plus d’une décennie, mais qui reste encore largement à explorer. Laudamiel est, manifestement, l’homme de la situation. Bien qu’il ait signé, dans le cadre de son travail pour le laboratoire américain IFF, de nombreuses compositions grand public (notamment pour Estée Lauder, Ralph Lauren, Clinique, Tommy Hilfiger ou Michael Kors), il n’a jamais hésité à s’aventurer dans les terrae incognitae de l’ultra-niche (Le Coffret inspiré par Le Parfum de Patrick Süsskind, cosigné avec Christoph Hornetz et édité par Thierry Mügler) ou à collaborer avec des artistes dans le cadre d’œuvres olfactives (Sacré Nobi, pour lequel il a signé S-ex et S-Perfume remix ; Orlan qui lui a demandé trois compostions pour sa rétrospective au Musée d’Art Moderne de Saint-Étienne).

Pour la collection Humiecki & Graef, le brief reçu par Laudamiel était assez peu conventionnel : il devait partir de cinq émotions, l’intensité, la folie, la mélancolie, le désir et la furie. Le parfumeur s’est imposé un défi supplémentaire de nature plus purement chimique : subvertir la pyramide olfactive pour parvenir à une structure « en étoile », « pour exprimer la complexité affective et distinguer clairement les différentes notes odorantes », dixit le site d’Humiecki & Graef.

Bon, alors, quelle sensation ça fait, d’avoir une étoile qui vous remonte dans le nez ?

Ça chatouille.

Vaporisez les cinq H&G sur vos bras, et ce qui s’en élève est le sifflement aigu des aldéhydes : bouffée de cire, fer à repasser, zeste d’agrume. Laudamiel a arraché un lambeau de parfumerie classique pour créer l’équivalent olfactif de l’orgue Farfisa du Rock Lobster des B52's, perruque en choucroute incrustée de laque Elnett comprise.

Tout comme les claviers de Kate Pierson fournissent à Rock Lobster le moyeu autour duquel tournoient les voix des trois chanteurs, les aldéhydes de Laudamiel -- soudés à de fortes doses d’Iso-E Super -- troquent leur rôle traditionnel pour devenir le noyau effervescent des parfums.

Résultat : les parfums d’Humiecki & Graef donnent la sensation d’avoir été téléportés directement de la Planet Claire dans les studios Kling Klang de Kraftwerk à Düsseldorf. Ce qui en émane, malgré les émotions intenses censées les avoir inspirés, est une sensation ludique semblable à celle que l’on éprouve devant certaines œuvres d’art ou de design contemporain.

Askew m’a, curieusement, fait éclater de rire. Ne me demandez pas pourquoi : de toute façon, je vais vous l’expliquer. D’après le site d’H&G, il s’agit de la « démolition d’un parfum masculin classique » ; l’image nous montre un éphèbe nu brandissant une lampe à base en porcelaine. Je ne peux pas m’empêcher de me l’imaginer, s’écrasant sur la tête (bien faite) de Jean-Claude Ellena. Non pas que je lui veuille du mal, mais la démolition en question semble porter sur l’incontournable, et souvent imité, Déclaration de Cartier. L’accord gingembre-cardamome-vétiver si typique d’Ellena semble avoir subi une sorte d’extrusion -- l’impression d’effervescence rappelle également, au détour, Un Jardin après la Mousson. Puis les notes pomme-cannelle d’Ambre Narguilé font un moment leur numéro (elles semblent avoir largué l’ambre en chemin). Une note cuirée se joint aux festivités. Curieusement, l’ensemble est éminemment portable.

Multiple Rouge exprime, toujours d’après le site H&G, « l’extrême folie » et le fun. « Baies rouges ozoniques » et « note d’orange congelée » figurent au générique : une salade de fruits rendue radioactive par l’adjonction suraigüe d’aldéhydes et arrosée de shampooing Elsève. Drôle et pas du tout raisonnable.

Eau Radieuse parle de désir, mais le site H&G évoque explicitement l’univers de la science-fiction (« vous emporte sur le monde fantastique d’une autre planète), à la manière de l’étrange Cologne de Mügler. Menthe, mandarine, citron et rhubarbe passent au fluo : c’est absolument étrange, aussi délicieux qu’un bonbon entièrement synthétique.

Skarb, première composition de la série, est « un parfum qui parle de mélancolie… inspiré par l’âme slave ». La mélancolie en question n’est absolument pas de la même espèce que celle de L’Heure Bleue ou d’Après l’Ondée. J’y sens de la baie de genièvre, du romarin, des conifères et la curieuse note « bouillon Maggi » de la livèche (qui aurait, d’après le folklore, des vertus aphrodisiaques). Mélangées à un accord absinthe et houblon, l’ensemble a des allures de potion magique… Si c’est là le goût des larmes des Slaves, je crois que je vais aller faire pleurer un Russe, pour voir.

Geste, parfum d’« intensité », part sur une histoire très Colette – il serait « inspiré par une femme mûre amoureuse d’un adolescent ». Je n’ai aucune intention d’aller draguer aux sorties de lycée, mais des cinq, c’est celui-là que je porterais le plus volontiers. Un départ de violettes givrées sur fond de musc sombre, presque chocolaté, souligné d’une note métallique (commune aux ionones et à certains muscs synthétiques), sous-tendue d’une chaleur résineuse (baume du Pérou ?), d’un accent cuiré, d’une bouffée un peu menthée (salicylate de méthyle ?) et, me semble-t-il, d’un fond de coumarine pour lier le tout. Geste vise, tout comme le récent Dans tes Bras de Maurice Roucel, l’intimité du parfum de peau (mais sans la note « terre humide » du dernier Frédéric Malle).

La série témoigne d’une telle originalité qu’on peut légitimement se demander si Laudamiel n’est pas en train de s’acheminer vers une nouvelle école esthétique de parfumerie qui, à l’instar de certains courants de l’art et du design contemporain, serait fondée sur le détournement – qui n’a rien à voir avec la réinterprétation de certaines compositions (L’Eau d’Hiver, réécriture d’Après l’Ondée) ou avec le copier/coller sans ironie (presque toute la parfumerie grand public). Mais cela pourrait faire l’objet d’une autre discussion… De préférence avec le principal intéressé, qui sait ?


Image: Marcel Duchamp, Tonsure (1919)

18 commentaires:

  1. je reste dubitative, J'aime certains Comme des garçons (certaines series comme la rouge, les encens), mais des series comme les industriels, odeurs de skai , de garages etc...aie aie aie. Donc faire de l'hyper conceptuel pour...une autre approche du parfum ? mais peut on encore les appeler parfums? l'originalité a tout prix,sortir des sentiers battus...parlons nous encore de parfumerie ? a se demarquer a tout prix, on peut aussi friser le ridicule (comme dans l'art contemporain d'ailleurs)
    bon je ne les ai pas senti, mais ça ne me donne pas envie ;)


    personnellement ça ne me tente pas du tout

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  2. Véro, en fait, ce sont aussi de bons parfums (cela dit, j'aime certains des Synthétiques de CdG)... Laudamiel a prouvé qu'il pouvait aussi faire dans le très commercial, mais j'aime bien qu'il se soit un peu lâché. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'originalité gratuite, mais plutôt d'une approche expérimentale.
    Cela étant, je vais certainement porter la plupart de mes échantillons jusqu'au bout, preuve qu'ils le sont, portables! ;-)

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  3. Bonjour Carmencanada, tu avais déjà suscité ma curiosité quand tu avais cité les parfums H&G dans le post regardant les nouveautés. J’étais allé voir le site internet et je suis devenu encore plus curieux. Et maintenant j’ai appris qu’on va les distribuer en Italie par Calé (la même société qui distribue Creed en Italie). Je ne reste dans mes robes pour les sentir!!!
    Je pense qu’on a toujours besoin de nouveaux regards sur la parfumerie et la niche est le terroir le plus adapté pour nourrir l’expérimentation.
    Il n’y a pas très longtemps que je lis ton blog et je cueille l’occasion pour te faire mes compliments!

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  4. Ciao, Boudoir 36. Je suis allée faire un tour sur ton blog, et j'ai découvert que tu avais une parfumerie... Benvenuto, e grazie per i complimenti!
    Je suis, moi aussi, très intriguée par cette nouvelle branche plus expérimentale de la parfumerie -- cette ligne, en tous cas, mérite vraiment d'être classée parmi les "niches": elle apporte quelque chose de nouveau.

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  5. Oui, je suis un parfum-addict qui a choisi de suivre sa passion et de la transformer en travail pour ne me jamais séparer de mes parfums! Pourtant le matin je n'ai pas discontinué mon occupation (je suis ingenieur).
    Mon domaine est surtout la niche (ou les niches). Mais avec le temps mon engouement s'est étendu aussi à la parfumerie commerciale (pas pour ma boutique qui est consacré uniquement à la parfumerie artistique). Maintenant il n'y a pas de choses que je ne mets pas sous mon nez!

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  6. Pourquoi les parfumeurs, dès qu'ils sont vraiment créatifs, se sentent-ils obligés de SURLIGNER cette originalité avec des notes ridicicles comme "orange congelée" ou "rose kérosène"? *rolls eyes*

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  7. Boudoir, ce sont effectivement de sages décisions, 1/ de ne pas abandonner un métier qui a quand même dû nécessiter pas mal d'années d'études et 2/ de s'intéresser à la parfumerie plus "commerciale", où l'on trouve tout de même des bijoux!

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  8. Elcé, ces notes de fantaisie ne sont peut-être pas du fait de Christophe Laudamiel... Et même si ça peut nous énerver, il doit y avoir des molécules auxquelles on est plus ou moins contraint de donner des noms à dormir debout pour qu'elles parlent aux consommateurs (les parfumeurs originaux ne sont pas les seuls à s'adonner à ce genre de nomenclature!).

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  9. Merci Denyse.

    Cela dit je ne pense pas que Laudamiel utilise des molécules si différentes de celles utilisées par ses confrères.

    A mon humble avis, il y a une volonté patente de se démarquer de la concurrence en prônant le bizarre, l'anormal, voire le grotesque.

    On retombe dans des gimmicks qui ne sont pas plus respectables que les tactiques des jus les plus commerciaux.

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  10. Cela étant, il arrive, comme le faisait remarquer Octavian Coifan dans un récent post, que certaines molécules captives produites par un laboratoire ne soient pas utilisées par la concurrence: il peut être impossible, même à un autre parfumeur, de les identifier avec précision. Je ne dis pas que ce soit le cas ici: je l'ignore entièrement.
    Je serais toutefois désolée d'avoir donné l'impression que ces parfums soient grotesques -- le seul que je ne porterais pas est Multiple Rouge car je le trouve trop strident. Mais aucun n'est délibérément répugnant comme le désormais célèbre Sécrétions Magnifiques (très bon coup de pub, celui-là...). Je dirais même qu'il y en a au moins deux que j'achèterais, Geste et Eau Radieuse, et je conseillerais volontiers Skarb et Askew.

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  11. Bonjour, je pense qu’il n y a pas de scandale à utiliser un «portrait chinois» d’une odeur au lieu de son nom. Je pense que soit plus agréable pour un consommateur lire «pétale de jasmin soufflé par le vent, posé délicieusement sur un miroir d’eau» plutôt que «dihydrojasmonate de méthyle». En plus il y a des molécules synthétiques qui donnent des sensations olfactives complexes, impossible à décrire avec un seul mot référencé au naturel. Par contre un consommateur avisé ne doit pas se sentir attrapé par un parfumeur s’il lit «orange congelée»; d’autre part je pense qu’il n y a personne qui croit que Sécrétions Magnifiques soit fabriqué avec sperme, sang et suer…
    Je suis toutefois d’accord qu’un parfum doit rester agréable et portable, malgré l’effort d’originalité. Je vends Etat Libre d’Orange il y a un an, mais je n’ai vendu qu’un flacon de Sécrétions Magnifiques, parce qu’il est un parfum conceptuel, plus à avoir qu’à porter. D’autre part, la parfumerie, quand elle est «de niche», elle est aussi un jeux, mais surtout une expression artistique, pas un phénomène marketing exploité exclusivement pour vendre, ni pour se démarquer de ses confrères.

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  12. Pour en revenir aux molécules captives, les Chanel, Hermès ou Lutens en utilisent, sans forcément promouvoir leurs jus comme des bêtes de foire.

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  13. Boudoir, la question des appellations de fantaisie reste à débattre, mais effectivement, "dihydrojasmonate de méthyle" n'est pas très parlant; inversement, lorsqu'on lit "gardénia", seuls ceux qui s'y connaissent un peu en parfumerie comprennent qu'il n'y en a pas, mais cela reste une meilleure façon de comprendre l'odeur... Personnellement, je trouve "orange congelée" assez drôle, parce que cela exprime assez bien l'aldéhyde en question (peut-être d'ailleurs combinée à autre chose pour créer l'accord).

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  14. Elcé, je signale, à toutes fins pratiques, que la plupart des notes évoquées sur le site d'H &G sont on ne peut plus classiques: vétiver, ambre, mimosa, immortelle, gingembre, etc... Encore une fois, ma lecture en est beaucoup plus fantaisiste que la présentation.

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  15. Tout ça me fait un peu penser à la cuisine moléculaire… ;)

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  16. Nathalie, je trouve aussi... Même si je ne la connais qu'en théorie !

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  17. Je suis d'accord avec Nathalie : cette parfumerie est comme la cuisine moléculaire : conceptuelle et au final peu sensorielle. Bravo pour vos articles fabuleux et merci de nous faire partager votre passion et vos connaissances subtiles !!

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  18. Merci Elisa... Encore une fois, il faut tester -- ce qui n'est pas mon cas pour la cuisine moléculaire... Mais les parfums font de l'effet!

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