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dimanche 29 juin 2008

Retour à L'État Libre d'Orange


Quand Étienne de Swardt a lancé L'État Libre d'Orange en 2006, j’avoue ne pas avoir consacré plus d’une séance à la sentir en boutique – l’adresse ne se trouve pas sur mes itinéraires parfumés et la plupart des jus sentis sur papier m’ont initialement laissé une impression d’inachèvement, comme s’il s’agissait d’esquisses précipitées sur le marché ou d’essais rejetés par d’autres maisons, plutôt que de compositions achevées. J’en suis beaucoup moins sûre après une seconde séance : je crois désormais qu’il s’agit d’une esthétique délibérée, parfaitement en accord avec le marketing de la ligne.

L’identité visuelle d’ÉLd’O créée par les graphistes Ich & Kar, avec ses dessins d’inspiration vaguement magrittienne et ses aplats de couleur très Pop Art (on songe à Tom Wesselman), a passablement choqué certains commentateurs, surtout aux USA – bien que leurs commentaires aient souvent adopté le ton de la dérision tolérante, face à ces représentations stylisées de sexes, de seins ou de poils pubiens. Les noms de parfums – en particulier Putain des Palaces ; Don’t Get Me Wrong Baby, I Don’t Swallow ; Delicious Closet Queen ; Charogne – ont également fait gloser pour leur provocation apparemment gratuite. « Sex Sells », a-t-on dit. Et en effet, Étienne de Swardt s’est certainement dit qu’en exaspérant le discours de la publicité en parfumerie, qui ne dit souvent pas autre chose que « portez-moi, vous allez tous/toutes les tomber », il ferait parler de sa marque.

Le côté potache et un peu kitsch de l’identité visuelle n’est pas, somme toute, si éloignée du travail de certains artistes comme mon ami Philippe Mayaux, ce qui n’est pas pour me déplaire : si c’est du porno, c’est tendance rose bonbon plutôt que hardcore. Certains des noms ne font que traduire le message caché de la parfumerie : tel, qui porte une eau de toilette virile ne dit-il pas, en fait, « Je suis un homme » ? Tel autre, qui choisit une senteur à la limite du féminin, ne se proclame-t-il pas « Delicious Closet Queen », tapette délicieuse pas sortie du placard ? Telle autre encore ne se fantasme-t-elle pas, avec son parfum hors de prix, en « Putain des Palaces » ? Les tendances régressives des fragrances alimentaires sucrées ne sont-elles pas destinées au « Divin’Enfant » ?

Quant à la proclamation de « libertinage olfactif » d’ÉLd’O, qu’en est-il ? Comme l’a déjà fait remarquer la bloggeuse Marie-Hélène dans The Scented Salamander, l’inclusion de certaines notes évoquant le corps autrement qu’à travers les substances animales comme le musc (ou leurs substituts), notamment l’accord métallique du sang ou celui, iodé, du sperme, repousse les limites de ce qui est considéré comme tolérable en parfumerie. Le but, dans ce métier, est en général de faire joli, de plaire d’entrée de jeu. Les eaux de parfum d’Éld’O ne choquent pas pour autant : même Sécrétions Magnifiques à la réputation sulfureuse n’est pas aussi horrible qu’on pourrait le croire. La preuve par deux : d’une part, la jeune et très aimable vendeuse de la boutique affirme que le jus se vendait et que certains clients reviennent régulièrement s’en acheter un nouveau flacon. D’autre part, un blind-test réalisé par mon amie B., professeur dans une école de mode, auprès de ses étudiants, n’a suscité aucune réaction dégoûtée. La plupart trouvaient à Sécrétions Magnifiques une odeur de fleur : comme quoi, c’est parfois le préjugé qui l’emporte sur le nez. Un parfum est censé senteur la fleur – or Sécrétions Magnifiques sent tout, sauf ça. J’imagine assez facilement, au fond, un amateur de l’Eau d’Issey séduit par cet accord métallique-iodé…

Il se dégage cependant de l’ensemble de la gamme quelques points communs qui pourraient définir une esthétique cohérente. La présence fréquente du poivre, de l’encens et de certaines bases boisées, qui lui confère un côté âpre, un peu agressif au débouché ; les accords cuir très secs, presque brûlés, qui reviennent dans de nombreuses compositions (au moins huit). Mais aussi une façon d’y mélanger le douceâtre et le mièvre : fleur d’oranger, accord « bubblegum », vanille, accord « guimauve rose », accord « ambre solaire », accord « poudre de riz », violette, miel…


La prédominance de ces accords parfois alimentaires, souvent artificiels, tire la gamme vers un synthétique aux relents souvent régressifs – ce qui renvoie une fois de plus à l’esthétique enfantine, rose bonbon, de l’identité visuelle. Certes, les notes énumérées se réfèrent la plupart du temps aux produits naturels traditionnels de la parfumerie, mais l’effet n’en est pas moins un peu contre-nature. On est dans les laboratoires Givaudan (où travaillent les deux auteurs de la plupart des compositions, Antoine Lie et Antoine Maisondieu) plutôt que dans les champs de Grasse.
Cet artifice délibérément assumé, comme une vague perversion chic, relève bien du libertinage olfactif, si tant est que le libertinage cherche à repousser les limites de ce dont on peut jouir mais aussi, et surtout, de ce qu’on peut penser. Y compris en matière de parfumerie.
Image: Messe Rose, courtesy L'État Libre d'Orange, réalisée par les graphistes Ich & Kar.

6 commentaires:

  1. J 'ai jamais prete attention a l 'identite visuelle de la marque mais je reconnais l 'influence Pop Art. Oui le concept est seduisant mais malgre tout ELO surfe sur les gros cliches; la pute de luxe qui frappe a la porte d 'une suite au W Hotel ou au Pierre, la vraie/fausse blonde, le parfum pour les homos (evidemment ca c 'est quasi incontournable, en revanche les lesbiennes c 'est moins commercial alors tant pis pour elles), quoiqu 'ils s 'attaquent aux mecs emplacardes, ces hommes maries bon peres de famille qu 'ont des tendences transgenres/homo et qui fantasment de se prostituer outrageusement travestis...(il y en a beaucoup plus qu 'on ne le croit!).
    Au niveau purement olfactif, pour ma part c 'est vraiment pas terrible, j 'ai ete surprise des bonnes critiques de Luca Turin.


    emmanuella

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  2. Le jeu sur le cliché est l'un des ressorts du marketing: je trouve qu'ELd'O en use avec ironie. C'est du pur second degré.
    Le jeu sur le cliché est également l'un des ressorts de l'érotisme: on peut entrer dans le stéréotype pour en jouir, sans nécessairement y croire en dehors de la séance. Mais c'est le sujet d'un tout autre texte... sur le libertinage.

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  3. Je ne me suis jamais arretée sur le concept marketing d'un parfum, donc pour moi ,le plus important etait de sentir, uniquement sentir et rien d'autre, et je suis tombée sous le charme de plusieurs de ces parfums:
    le délicieux "putain des palaces" poudré rose violette assez rétro,"Charogne" un lys blanc et hypnotique, "Rien" un cuir brut sans concession, "Divin enfant" régressif et "doudou" à souhait.De jolis parfums, bien executés, pas exceptionnels, ni originaux,mais tellement agréables.

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  4. Bonjour Véro, et bienvenue!
    Comme vous, je ne prête habituellement pas attention au marketing non plus, et en dernière analyse, ce qui compte, c'est ce qui nous plaît, c'est entendu. Mais celui de L'Éld'O m'a intéressée car l'érotisme est mon autre spécialité littéraire: c'est pourquoi je me suis penchée sur le graphisme et les noms.
    Certains de ces parfums m'ont beaucoup plus aussi, et je compte en parler au fil des pages -- à commencer par Rien, que j'ai acheté samedi dernier.

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  5. Pour moi le libertinage c 'est plus Histoire de Juliette, Histoire de l 'Oeil, Les Onze Mille Verges ou encore Histoire d 'O que sortir un parfum gay Tom of Finland... les cliches ELO me derangent pas plus que ca, bon oui je les trouve hyper faciles quoique ludiques, fun, amusants et sans pretention mais les jus m 'ont laisse de marbre.
    Mais je vous fais confiance Carmencanada, il me faut les retester. Malheureusement le point de vente ELO a New York c 'est chez Henri Bendel, je deteste ce magasin.

    emmanuella

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  6. Emmanuella, on est d'accord: le libertinage se trouve en littérature (éventuellement dans la vie, mais là encore, c'est une autre histoire) et pas dans les stratégies marketing. Celle de L'Éld'O est assez bon enfant, voire gamine, gentiment ludique, en tous cas pas choquante. Mais comme le dit plus haut Véro, la vérité est dans le jus.

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