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jeudi 8 mai 2008

Le paradoxe du musc


Le musc représente la tension maximale de l'art de la parfumerie. Odeur sexuelle, sale, voire excrémentielle d’une part ; odeur de propre, de poudre et de linge frais d’autre part… Note essentielle à l’art de la parfumerie, pour le moelleux, le relief et la ténacité qu’il confère aux compositions ; ingrédient honni, traqué, interdit sous ses formes synthétiques successives, pour ses propriétés nocives, ou pour les dégâts qu’il cause en s’accumulant dans les corps et l’environnement…

Note divine incorporée au mortier de certaines mosquées pour qu’il y exhale son odeur suave ; note maudite par un docteur de l’Église, saint Jérôme, qui dès la fin du 4ème siècle exhorte les chrétiennes à ne pas imiter les païennes en s’enduisant de « musc de souris ».
Pourtant, l’Occident a longtemps raffolé du musc comme d’autres odeurs d’origine animale (ambre gris, civette). Leurs fortes odeurs ne servent pas uniquement à procurer du plaisir : elles forment aussi un bouclier capable de repousser les miasmes putrides qui, croit-on, charrient les maladies…


C’est vers le milieu du 18ème siècle que les substances animales sont elles aussi englobées dans l’anathème médicale contre les substances putrides : on rapproche alors l’odeur du musc de celle du fumier ou des excréments humains fermentés au bain-marie. La force même de son odeur détraque les nerfs, « devenus plus délicats », lit-on dans l’Encyclopédie en 1765. L’usage des odeurs animales trahit dorénavant un goût dépravé ou une absence d’hygiène. D’ailleurs, avec la montée des valeurs bourgeoises, c’est le parfum même qui se trouve entaché d’un soupçon d’immoralité, comme le souligne l’historien Alain Corbin : il « s’évanouit, se volatilise, symbolise la dilapidation. Le fugace ne peut s’accumuler. La perte est irrémédiable. (…) Doublement immoral, il serait, à tout prendre, souhaitable qu’il perde ses références animales, que disparaissent, avec le musc, ses provocantes allusions à l’instinct de reproduction ».

Sous l’influence de Jean-Jacques Rousseau, les nouvelles sensibilités recherchent une communion avec la nature ; on rejette l’artifice délibérément assumé des odeurs violentes prisées sous les règnes précédents, et seuls les vieux libertins ou les courtisanes le prisent encore. Dans son Traité des Odeurs de 1777, Dejean décrète que « pour se conformer au goût d’aujourd’hui, il faut supprimer totalement le musc et ne mettre que quelques gouttes de quintessence d’ambre ».

Les senteurs végétales et délicates des eaux de Cologne sont alors préférées à celles qui rappellent les sécrétions corporelles, voire les fonctions excrémentielles. L’odeur, explique encore Corbin, est rejetée comme attractif sexuelle. On s’efforce désormais de la déguiser : « Jamais une révolution d’une telle importance ne s’était opérée dans l’histoire de la sollicitation sexuelle »
Malgré un bref retour en faveur après la Terreur – les Muscadins royalistes s’en aspergent – le musc se trouve accusé au 19ème siècle de provoquer l’hystérie. Le sexologue Havelock Ellis (1859-1939) rapporte son usage, avec la vanille et le santal dans le traitement de la « torpeur sexuelle » des femmes.


Pourtant, le musc ne disparaît pas entièrement de l’arsenal des parfumeurs et le 19ème siècle qui s’intéresse excessivement au sexe sous ses dehors corsetés, le dissimule au fond de ses parfums comme on cache ses amours crapuleuses… Dans son traité de 1857, The Art of Perfumery, l’Anglais Septimus Piesse affirme, non sans une pointe d’ironie, que « les substances qui en contiennent sont toujours préférées à la vente, à condition que le vendeur prenne soin d’assurer au client qu’il n’y a pas de musc là-dedans ». Il fournit d’ailleurs de nombreuses recettes de produits de toilette incorporant du musc. En 1900, selon l’historienne Annick Le Guérer, des parfumeurs aussi prestigieux que « Houbigant, Lubin, Gellé Frères, proposent de nombreux articles dont des savons renfermant des grains de muscs préparés plusieurs mois à l’avance ».

Est-ce là que le musc entame son revirement spectaculaire dans les perceptions, pour devenir, comme l’affirme le parfumeur Jean-Claude Ellena, « le signal olfactif de la propreté » ?
Hors de prix, le musc naturel, qu’on utilisait encore en parfumerie jusqu’aux années 1970, s’est vu substituer dès la fin du 19ème siècle une série de muscs synthétiques obtenus par divers procédés. Découverts dans les années 1950, les muscs polycycliques, non biodégradables dans l’eau, sont utilisés de plus en plus massivement dans les lessives ainsi que dans les produits de soins et d’hygiène.


Des molécules aux noms de science-fiction – Galaxolide, Tonalide, Habanolide, Helvetolide – remplacent dorénavant les muscs nitrés découverts par Baur en 1888-91, interdits dans les pays développés à cause de leurs propriétés photo-allergisantes et neurotoxiques (on continue cependant en Inde à utiliser l’un d’entre eux, le plus prisé des parfumeurs, le musc ambrette). La parfumerie fonctionnelle n’est pas la seule à en faire un large usage : ainsi, le Trésor de Lancôme composé par Sophia Grosjman en contiendrait plus de 21% dans sa formule. Le Glow de Jennifer Lopez recèlerait jusqu’à 50% d’Habanolide. Selon Luca Turin, Le Mâle de Jean-Paul Gaultier n’est pratiquement fait que de muscs synthétiques. Narciso Rodriguez For Her a su admirablement jouer du halo d’innocence de ces muscs d’artifice, en leur associant une fleur d’oranger non moins innocente et tout aussi synthétique…

Ces « muscs blancs » qui sont désormais devenus synonymes de propreté, à force d’être associés à l’odeur de la lessive, jouent cependant un double jeu. Propres, certes ; mais en se mêlant aux exhalaisons d’un corps lui-même lessivé et désodorisé, ils se remettent à évoquer la chair. En niant l’animalité du corps pour y substituer une preuve d’hygiène, ils soulignent pourtant le désir de séduction, donc un corps qui se prête aux jeux du désir.

La parfumerie n’en a pas pourtant autant rejeté la dimension charnelle du musc, comme nous le verrons au prochain épisode.

Références :
Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille
Annick Le Guérer, Le Parfum des origines à nos jours
Luca Turin, The Secret of Scent

Septimus Piesse, The Art of Perfumery
Havelock Ellis, Sexual Selection in Man



Image: Pierre Bonnard, L'Indolente, courtesy http://www.lettres-histoire.info/

3 commentaires:

  1. Bonnard !
    C'etait l'Impressioniste de choix, pour mon pere...

    C'est vrai, que les architects des mosques ont mis du musc dans les mures-
    Et des annees beaucoup plus tard, on peut sentir ce parfum inoubliable...

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  2. J'aime beaucoup Bonnard aussi, mais je n'ai découvert ce tableau qu'en faisant des recherches pour l'illustration : L'Indolente, voilà qui va bien au musc qui alanguit les sens!
    Malheureusement, je n'ai jamais senti les murs musqués d'une mosquée malgré mes voyages en Égypte et au Maroc... Mais ce doit être enivrant.

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