Tous les matins, Serge
Lutens écrit pendant quelques heures. La nouvelle que lui a inspirée Billie
Holiday, d’après ses collaborateurs, n’était pas à l’origine censée devenir un
parfum. D’ailleurs, nous précise-t-on, c’est la première fois que l’un de ses
textes complétés préexiste au parfum qu’il accompagne. La première fois aussi
qu’il cite nommément une muse.
Billie, le récit offert aux journalistes lors du lancement, ne
parle pas directement de parfum, bien qu’il s’y trouve tout ce qu’il faut pour
en composer un. Tabac. Rhum. Poudre. Gardénia. Mais il évoque indirectement son
pouvoir de métamorphose.
« Essentiellement, aux objets qui ne sont pas sur qui,
originellement, ils eussent dû se trouver, j’accorde le pouvoir de transfert et
à terme, peut-être, de métamorphose. Vous êtes possédé. Une couleur, un geste,
une coiffure marquent l’affiliation. Je connais cela. Par eux, au plus haut ou
en terre, vous êtes porté. Vous ne vous appartenez plus. »
Si pour
Santal Majuscule,
Serge Lutens évoquait la princesse qu’il devenait, écolier, en étudiant le
Moyen-âge, ici c’est le spectre de Lady Day qui le pénètre comme un parfum :
« Si je vous parle de Billie, c’est sûrement
un moyen détourné de le faire de moi-même. Le « je » m’est difficile.
Ne vous trompez pas, je ne suis pas avec, mais en Billie.
Dès que sur un drame de velours, montait sa voix, mes talons se
haussaient. Le drap de serge d’une jupe droite entravait ma démarche. Un même
tailleur mettait mes épaules au carré. Sans papier Job et pas plus de tabac, je
tenais haut ma cigarette. Le temps d’un My Man, je devenais Billie ou une cliente chic traversant son chant. »
Lutens, qui a débuté dans
le visuel, n’a cessé de glisser des odeurs aux mots, et dans cette métamorphose
qui le fait tendre vers l’écrivain, ses textes sont devenus indissociables de
ses parfums. Ils seront d’ailleurs bientôt consultables sur le site de la
marque, en cours de refonte – qu’une maison de parfum se fasse, en quelque
sorte, maison d’édition (voire moyen d’auto-publication)… pourquoi pas ?
Certaines des expériences les plus intéressantes en ce moment dans le parfum
relèvent de dispositifs pluridisciplinaires plutôt que de l’odeur pure. Dans le
cas présent, le diptyque parfum/nouvelle (qui esquisse un triptyque puisqu’une
compilation de chansons de Billie Holiday était offerte aux journalistes) est
ce que Serge Lutens émet.
Est-ce « tricher »
que de charger Une Voix noire (le parfum) de la beauté et du pathos de la voix
de Billie Holiday, de sa légende ? D’enrôler son fantôme en muse
lutensienne ? En quoi cela diffère-t-il, au fond, de la résurrection numérique
de Marilyn Monroe par Dior pour les spots J’Adore ?
J’aime croire que l’idée
de tricher ravirait Serge Lutens. Mais si on l’en croit son histoire – et pourquoi
pas ? Se non è vero, è bello –, lors
de cette séance de spiritisme, ce n’est pas que la fleur qui a été arrachée à la
chanteuse puisque Lutens-Tirésias dit avoir été possédé par Billie Holiday en l’entendant chanter… Billie est d’ailleurs l’histoire (réinventée)
de la façon dont ce fameux gardénia est apparu dans ces cheveux brûlés par un
fer à friser. N’oublions pas que Lutens a débuté comme coiffeur –
« peut-être vous étonnerez-vous qu’un outil de
coiffeur ose sourire, mais de la même façon que les oiseaux à longs becs et
particulièrement les pélicans se moquent de nous, les fers à friser sont non
seulement doués pour nous jouer des tours, mais aussi pour s’amuser de ceux qui
en sont victimes. »
Un buisson de gardénia arrosé
de rhum pousse sur ce « Tombeau pour Billie Holiday », narcotique,
teinté d’un relent de chanterelle (l’effet persiste longtemps dans le développement),
mais pas aussi décadent que dans le défunt
Velvet Gardenia de Tom Ford.
En écho à l’ambiance rétro du récit, c’est un
peu à Fracas qu’on songe en sentant Une Voix Noire (les deux parfums, après
tout, portent des noms sonores), bien que cette voix noire chante sa romance
deux octaves en dessous des
trilles de colorature de Fracas, tirée vers le
grave par un brouillard baumé de rhum et de tabac blond. Mais la puissance, le
volume, le capiteux relèvent du spectre de Fracas. J’ai toujours cru que si la
tubéreuse était une corruptrice, le gardénia était une fleur
corrompue, mais Une Voix noire donnerait
presque à
Tubéreuse criminelle des airs de débutante, lorsqu’on dépasse l’étrangeté
initiale de cette dernière…
Avec Fracas, mise à part
l’évidence des fleurs blanches, Une Voix noire partage le musc et un
fruité-sucré qui s’exprime dans les notes de tête par un effet presque bubble-gum
à la fraise, intensifié par le côté « arôme au raisin »
caractéristique des fleurs blanches. Le rhum assombrit cette douceur (un effet
que l’on retrouve par ailleurs dans le
Vamp à NY d’Olivia Giacobetti pour Honoré des Prés). Sur la carte olfactive, Une Voix noire pourrait également
voisiner avec le
Sweet Redemption de Calice Becker pour By Kilian.
Il ne faut pas s’attendre
à tomber sur un soliflore gardénia photo-réaliste dans la loge de Lady Day. Ce
n’est qu’une partie de l’histoire. Quant à savoir si l’histoire nous induit à
trouver le parfum meilleur… Disons que comme les photos, les voix enregistrées –
Edison avait d’abord conçu le phonographe pour préserver le souvenir des chers
défunts – ou les fleurs qui poussent dans le Jardin du Bien et du Mal, les
parfums peuvent ressusciter les morts.
Est-ce le cas de la Voix noire empruntée par Serge Lutens? Qu'on ne s'y trompe pas plus qu'il ne nous ment: il s'agit ici d'un Lutens "en" Billie, comme on dirait "en travesti".
Puisque la maison Serge
Lutens m’a fait cadeau d’un beau flacon, je peux en partager un échantillon
avec vous. Laissez-moi un commentaire et je ferai un tirage un sort.
Pour en savoir plus sur Billie Holiday, sa biographie et sa place dans l'histoire du jazz, cet essai, "Voix sans issue", de l'anthropologue Jean Jamin (cliquez ici). C'est de là que j'ai tiré l'image de Billie Holiday à l'Olympia en 1958.
Ajouté le 2 octobre: Le tirage au sort est maintenant terminé.